Appel de juristes contre les « lois mémorielles »


 
 

Selon une dépêche de l’AFP, du 21 novembre 2006, cinquante-six juristes lancent, ce même jour, un appel et demandent l'abrogation des lois « mémorielles » sans que cette information ait été largement relayée par la grande presse. Ils estiment qu'il est du devoir des autorités compétentes de saisir le Conseil constitutionnel du texte en discussion (c’est-à-dire celui qui tend à pénaliser la négation du génocide arménien) et de toutes nouvelles dispositions en ce sens qui viendraient à être votées par le parlement.

Cette démarche n’est que le prolongement d’un certain nombre de manifestations, individuelles ou collectives, contre les lois qualifées généralement de liberticides qui encombrent le code pénal depuis maintenant plus de quinze ans.
Depuis la fin de l’année dernière souffle un vent de contestation parmi certains intellectuels, tous professionnels et praticiens de l’ « histoire » pour les uns, du « droit » pour les autres.


Le coup d’envoi a été donné par Madame Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, dans une interview accordée à une chaîne de télévision russe, le 13 novembre 2005, lors d’un séjour à Moscou. Elle s’insurgeait contre le politiquement correct de nos médias français qu’elle rapprochait de la censure pratiquée en Russie.
Peu de jours après, c’était au tour de Madame Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université de Rennes 1, qui dans un article assez vif, paru dans « Le Monde » du 3 décembre, dénonçait la propension du législateur français à « décréter des vérités officielles » et à promulguer des lois où « la définition vaseuse des incriminations laisse une large place à l’appréciation subjective des juges auxquels le pouvoir politique abandonne lâchement nos libertés ».
Ces deux premières manifestations ont provoqué quelques remous dans l’intelligentsia et le Landernau communautaire, au point tel que le président de la République, Jacques Chirac, et le premier ministre, Dominique de Villepin, ont cru nécessaire, pour désarmorcer une crise naissante à propos de la colonisation, de s’exprimer publiquement, en radio et en télévision, et d’affirmer qu’en France il n’ y avait pas d’histoire officielle (France-Inter le 8 décembre et TF1 le 9).
Poussés par de tels encouragements, dix-neuf historiens de premier plan sortent du bois. C’est la fameuse déclaration du 12 décembre 2005 et la création de l’association « Liberté pour l’histoire », présidée par René Rémond. Ces historiens se prononcent pour l’abrogation de plusieurs articles des lois « mémorielles », celle, dite loi Fabius-Gayssot, qui concerne la Shoah, celle relative au génocide arménien, celle sur l’esclavage, dite loi Taubira, et enfin celle qui traite de la colonisation et qui, ayant provoqué un tel hourvari, a vu son article 4 abrogé en catastrophe par le président de la République.
Le 21 novembre 2006, lancé par Bertrand Mathieu, directeur du Centre de recherche en droit constitutionnel et professeur à Paris 1, un nouvel appel signé de 56 universitaires s’élève contre la « liste déjà longue de dispositions visant, soit à interdire la manifestation d'opinions, soit à écrire l'Histoire et à rendre la version ainsi affirmée incontestable » comme les textes sur le génocide juif, l'esclavage ou la colonisation.

« Après avoir affirmé l'existence du génocide arménien, le législateur s'est engagé dans une procédure visant à réprimer pénalement la négation de ce génocide. Cette proposition de loi, votée en première lecture par l'Assemblée nationale, s'inscrit à la suite d'une liste déjà longue de dispositions visant, soit à interdire la manifestation d'opinions, soit à écrire l'histoire et à rendre la version ainsi affirmée incontestable (loi Gayssot sur le génocide juif, loi sur l'esclavage, loi sur la colonisation). D'autres propositions sont déposées (sur le blasphème ou sur le prétendu génocide du peuple algérien commis par la France…).

La libre communication des pensées et des opinions est, selon la déclaration de 1789, l'un des droits les plus précieux de l'homme. Certes, ce droit n'est pas absolu et la protection de l'ordre public ou des droits d'autrui peuvent en justifier la limitation. En ce sens, des lois appropriées permettent de sanctionner les propos ou les comportements racistes causant, par nature, à celui qui en est victime un préjudice certain.


L'existence de lois dites “mémorielles” répond à une tout autre logique. Sous couvert du caractère incontestablement odieux du crime ainsi reconnu, le législateur se substitue à l'historien pour dire ce qu'est la réalité historique et assortir cette affirmation de sanctions pénales frappant tout propos ou toute étude qui viseraient, non seulement à sa négation, mais aussi à inscrire dans le débat scientifique son étendue ou les conditions de sa réalisation.

Les historiens se sont légitimement insurgés contre de tels textes. Il est également du devoir des juristes de s'élever contre cet abus de pouvoir du législateur.

“La loi n'est l'expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution”. Or ces lois, que les autorités compétentes se gardent bien de soumettre au Conseil constitutionnel, violent à plus d'un titre la Constitution :
– Elles conduisent le législateur à outrepasser la compétence que lui reconnaît la Constitution en écrivant l'histoire. Les lois non normatives sont ainsi sanctionnées par le Conseil constitutionnel. Tel est le cas des lois dites “mémorielles” ;

– Elles s'inscrivent dans une logique communautariste. Or, comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel, la Constitution “s'oppose à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance” ;

– Ce faisant elles violent également le principe d'égalité en opérant une démarche spécifique à certains génocides et en ignorant d'autres, tout aussi incontestables, comme, par exemple, celui perpétré au Cambodge ;

– Par leur imprécision quant à la nature de l'infraction, ce dont témoignent les décisions de justice qui s'y rapportent, le législateur attente au principe constitutionnel de la légalité des peines et à la sécurité juridique en matière pénale ;

– Elles violent non seulement la liberté d'expression, de manière disproportionnée, mais aussi et surtout la liberté de la recherche. En effet, le législateur restreint drastiquement le champ de recherche des historiens, notamment dans des domaines complexes ou controversés comme la colonisation ou s'agissant d'un crime comme l'esclavage pour lequel la recherche des responsabilités appelle une analyse approfondie et sans a priori.

On peut aussi considérer, sur un plan plus politique, que de telles lois peuvent aller, en muselant la liberté d'opinion, à l'encontre des objectifs qui sont les leurs et dont la légitimité n'est pas en cause.

C'est pour toutes ces raisons que les juristes soussignés demandent l'abrogation de ces lois “mémorielles” et estiment qu'il est du devoir des autorités compétentes de saisir le Conseil constitutionnel du texte en discussion et de toutes nouvelles dispositions en ce sens qui viendraient à être votées par le Parlement. »


Signataires :


Bertrand MATHIEU, Professeur, Université Paris I, François TERRE, Membre de l'Institut, Anne Marie LE POURHIET, Professeur Université Rennes 1, Olivier GOHIN, Professeur, Université Paris II, Thierry DI MANNO, Professeur, Université de Toulon, François GAUDU, Professeur, Université Paris I, Anne LEVADE, Professeur Université Paris XII, Christophe BOUTIN, Professeur Université de Caen, Yves JEGOUZO, Professeur Université Paris I, Florence CHALTIEL, Professeur, I.E.P. Grenoble, Olivier DUBOS, Professeur, Université Bordeaux IV, Marie Claire PONTHOREAU, Professeur Université Bordeaux IV, Maryse DEGUERGUE, Professeur, Université Paris I Frédéric SUDRE, Professeur, Université de Montpellier, Paul CASSIA, Professeur, Université Versailles-Saint Quentin en Yvelines, Diane de BELLESCIZE, Professeur, Université du Havre, Henri OBERDORFF, Professeur, I.E.P. de Grenoble, Olivier LECUCQ, Professeur, Université de Pau et des Pays de l'Adour, Jean MORANGE, Professeur, Université Paris II, Gilles LEBRETON, Professeur, Université du Havre, Yvonne FLOUR, Professeur, Université Paris I, Jean-Jacques DAIGRE, Professeur, Université Paris I, Catherine LABRUSSE RIOU, Professeur, Université Paris I, Yves DAUDET, Professeur, Université Paris I, Olivier JOUANJAN, professeur, Universités de Strasbourg et de Fribourg-en-Brisgau, Alain PIETRANCOSTA, Professeur, Université Paris I, Jean GAYON, Professeur, Université Paris I (Institut d'histoire et de philosophie des sciences), Michel MENJUCQ, Professeur, Université Paris I, Raymonde VATINET, Professeur, Université Paris V, Danielle CORRIGNAN-CARSIN, Professeur, Université Rennes 1, Alexis CONSTANTIN, Professeur, université Rennes 1, Pierre AVRIL, Professeur émérite, Université Paris II, Bernard CHANTEBOUT, Professeur émérite, Université Paris V, Guillaume WICKER, Professeur, Université Bordeaux IV, Michel GERMAIN, Professeur, Université Paris II, Joseph PINI, Professeur, Université Aix-Marseille III, Geneviève BASTID BURDEAU, Professeur Université Paris I, Hervé LECUYER, Professeur, Université Paris II, Florence DEBOISSY, Professeur, Université Bordeaux IV, Marie France CHRISTOPHE TCHAKALOFF, Professeur, Université Paris I, Jacques PETIT, Professeur, Université Rennes 1, Christian LARROUMET, Professeur Université Paris II, Christophe de LA MARDIERE, Professeur, Université de Dijon, Laurent AYNES, Professeur, Université Paris I, Olivier BARRET, Professeur, Université Paris V, Michel FROMONT, Professeur émérite, Université Paris I, Yves GAUDEMET, Professeur, Université Paris II, Vincent HEUZÉ, Professeur, Université Paris I, Philippe STOFFEL-MUNCK, Professeur, Université Paris I, Pierre MAYER, Professeur, Université Paris I, Philippe PORTIER, Professeur, Université Rennes I, Frédéric POLLAUD-DULIAN, Professeur, Université Paris I, André ROUX, Professeur, Université Aix Marseille III, Stéphane PIERRE CAPS, Professeur, Université de Nancy, Francis HAMON, Professeur émérite, Université Paris XI, Alexandre VIALA, Professeur, Université Montpellier.

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