Les grandes traversées/Algérie 1961 A la croisée des chemins

Une histoire hémiplégique en trompe-l'oeil.

       

France-Culture a consacré cinq émissions, de trois heures chacune, du lundi 25 au vendredi 29 juillet 2011, à l'année 1961, vécue des deux côtés de la Méditerranée.

Chaque séquence commençait par la diffusion de documents sonores, radiophoniques ou télévisuels, d'époque. La seconde heure comportait un débat entre spécialistes, ces deux parties étant commentées par un témoin privilégié, Boualem Sansal. La dernière heure, dite documentaire, donnait la parole à des acteurs de l'époque. On comprendra qu'il est impossible de rendre compte dans le détail de ces quinze heures de diffusion. Il suffira de relever quelques constantes.
Le découpage chronologique a un semblant de justification chronologique: le cinquantenaire d'une année présentée comme l'époque où tout bascule, selon une affirmation non étayée. On peut tout aussi bien placer le curseur avant, l'année 1960 étant tout autant décisive. Mais, pour les réalisateurs, cette année 1961 a l'avantage d'offrir un encadrement idéologique parfait, du putsch d'Alger, en avril, à la ratonnade du 17 octobre, à Paris.

Il justifie une condamnation sans appel des exactions « activistes » au fil des mois. Jamais on n'évoque les attentats FLN antérieurs, ni le climat de terreur qu'il continue d'exercer. On a décidé, délibérément, de privilégier le point de vue algérien et de reléguer celui des Pieds-Noirs (acteurs actifs ou passifs des événements) dans des interventions incidentes. On n'entend de la part de ces derniers que des propos « à chaud », sans recul historique, sauf s'ils s'avisent de condamner leurs positions pro-Algérie française de l'époque.
Le choix du témoin, Boualem Sansal, âgé de dix ans au moment des faits, est significatif: l'innocence de son regard d'enfant aurait pu être contrebalancée par celle d'un petit Européen. L'auditeur non informé perçoit mal la complexité constitutive de la population dite « européenne » de l'époque (juive, méditerranéenne au sens large du terme, métropolitaine). L'action de l'armée française est systématiquement réduite à l'emploi de la torture et de la répression exercée contre les populations musulmanes. Lors d'une séquence consacrée au rôle qu'elle a joué, le récit d'un appelé « anti-guerre d'Algérie » sert de fil conducteur récurrent. Il a tout le loisir pour expliquer comment il a réussi à se planquer au service photographique des Armées, car il refusait de combattre, et comment il a utilisé ses clichés pour dénoncer, à l'extérieur, cette guerre infâme.
Une autre démarche, peu loyale, consiste à intercaler entre les documents d'époque ou les interviews, des séquences empruntées à des films aussi objectifs que « La Bataille d'Alger », « L'Ennemi intime », « Hors-la-loi » ! Ce procédé place, sur le même plan, les témoignages, toujours discutables mais respectables, et la fiction, qui ne peut être, par définition, qu'une reconstruction des faits en vue de persuader le public de la vérité d'une interprétation partisane.

On laisse imaginer l'objectivité de la présentation de la révolte des généraux du 22 avril !

Les non-initiés ne pourront que gober des assertions sans fondement mais assénées sans la moindre objection de la part des animateurs ou des « experts ». C'est parfois farfelu: un guide oranais d'aujourd'hui fait visiter la vieille ville et affirme, devant l'ancienne préfecture, qu'il était là, le jour où De Gaulle aurait crié, sur les marches extérieures: « Je vous ai compris ! ». Cela n'étonne personne et personne ne rectifie!
C'est souvent plus grave en terme de désinformation : une Algérienne réplique à l'animatrice au sujet de la manifestation FLN d'octobre 1961 à Paris: « Je ne vous permets pas de dire qu'il y a 200 victimes ».
Selon elle, le chiffre atteindrait les 500 disparus. On ne discute pas les sources et la vraisemblance d'une telle affirmation. Une autre Algérienne, du haut de son autorité d'avocate, déclare que les musulmans ont été privés de leur religion par le colonialisme. En fait, qu'il s'agisse du Second Empire ou de la IIIe République, la France a toujours interdit tout prosélytisme chrétien à l'égard des musulmans.
La compassion est à sens unique : une séquence pratiquement entière est consacrée aux attentats OAS et à ses victimes. Ces actes odieux sont contrebalancés par le récit des courageuses femmes musulmanes qui n'hésitent pas à rejoindre le maquis pour soigner les « vaillants combattants du FLN ». Longue séquence également sur le sort des fellaghas prisonniers en France, interviewés avec insistance pour s'assurer qu'ils sont bien traités.

Pas un mot de nos soldats retenus dans le camp adverse et sur le fait que les journalistes n'ont aucun accès auprès d'eux.
Les Pieds-Noirs, en juillet 1961, semblent n'avoir d'autre préoccupation que de partir en vacances en métropole pour oublier des mois de tension et pour aller voir leur famille. C'est présenté comme une transhumance estivale habituelle et générale, alors que la grande majorité des intéressés n'avaient pas les moyens d'aller en France, exception faite des fonctionnaires qui, dans certaines administrations, avaient droit à un transport gratuit tous les deux ans. D'ailleurs rares étaient ceux qui avaient une famille qui pouvait les accueillir en France.

Les « experts » sont pour la plupart nés bien après les événements. Ils appartiennent à une tendance qui ne connaît que la grille d'analyse postcoloniale et qui cherche plus à vérifier ses présupposés qu'à établir les faits. Les « historiennes » Raphaëlle Branche et Sylvie Thénaul nous apprennent que leur vocation est née dans le cadre du militantisme antiraciste des années quatre-vingt. On est, souvent, plus du côté de l'anthropologie que de l'Histoire quand il s'agit d'évaluer la douleur, cette dernière ne pouvant, suivant la doxa, se mesurer qu'à l'aune des 132 ans de soumission coloniale traumatique. Donc, à situation égale, les Européens auront toujours moins souffert que les musulmans. C.Q.F.D.
Une exception de taille concernant les historiens: la présence au micro, le deuxième jour, du professeur Maurice Vaïsse, grand spécialiste d'histoire militaire et des relations internationales qui ouvre des pistes très intéressantes sur les ressorts intimes de la politique algérienne d'un De Gaulle au demeurant très indifférent à ses implications humaines. Avouons au passage qu'on aurait aimé entendre dialoguer avec Vaïsse l'historienne Michelle Cointet, auteur du meilleur ouvrage sur « De Gaulle et l'Algérie ».
Parmi les témoignages diffusés en troisième partie, quelques-uns sont à marquer d'une pierre blanche: celui de l'éminent professeur de droit, Raphaël Draï, issu d'une famille juive de Constantine; celui, d'une rare franchise mais foncièrement émouvant, de Jean-Claude Perez; celui de l'hispanisante Andrée Bachoud, auteur d'une excellente biographie de Franco, qui enseignait au lycée Stéphane Gsell, à Oran, en 1961 : ses propos sont d'une haute tenue et évoquent parfaitement le contexte de cette triste année.
A contrario, le montage est systématiquement plus généreux pour les témoins « qui pensent bien ». On entend ainsi une Algérienne, appartenant à une famille de riches commerçants de Bougie, dont le père a été assassiné, pour des raisons non éclaircies, par ses coreligionnaires, ce qui a décidé l'intervenante à prendre parti pour le FLN. À noter, qu'elle dit, mais personne ne commente, qu'un chauffeur l'amenait chaque matin à l'école, ce qui était loin d'être le cas de la majorité des enfants pieds-noirs. Passons plus rapidement sur les propos lénifiants de ce pédiatre algérois, fils qu'un grand professeur de biochimie, qui a fait le choix de l'indépendance et a acquis la nationalité algérienne; on se réjouira de découvrir, sur internet, qu'il a fourni du sang au FLN en 1962 et qu'il fit partie, à plusieurs reprises de délégations officielles reçues par Fidel Castro !
Enfin, on apprend que ceux qui retournent en Algérie, retrouvent leurs tombes familiales intactes : nos compatriotes, justement sensibilisés par cette question douloureuse, apprécieront. Pour conclure, tout n'est pas erroné mais tout est orienté selon le conformisme politique actuel. On peut se féliciter cependant d'une chose: le choix de l'écrivain Boualem Sansal comme « grand témoin ». Il faut saluer la justesse avec laquelle il a su restituer ses impressions d'enfance. De sa voix calme et posée, il a souvent remis les experts idéologues sur une voie plus réaliste, rétablissant une approche plus mesurée des relations entre les deux communautés. Seul, il ose dénoncer les gouvernants issus de la guerre d'indépendance et des conflits entre factions rivales, allant jusqu'à parler de cette «guerre d'Algérie commencée en 1962 et qui n'est toujours pas terminée ». Cela permet de ne pas totalement désespérer de l'intelligence humaine.
Danielle et Jean-Pierre Pister

Mis en ligne le 5 octobre 2011 à 16h30 CET

   
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