MONSIEUR DE GUEYDON ET L'ALFA
                           
 
 

Marteau et Enclume


« M. de Gueydon et l'Alfa », c'est sous ce titre que paraissait, le dimanche 7 juillet 1872, un article signé Marteau, en première page du Tell, « journal politique et des intérêts coloniaux, paraissant à Blidah, les mercredi, vendredi, dimanche », fondé en 1864. Le Tell avait pour propriétaire gérant un homme politique, M. Mauguin, dont le journaliste pamphlétaire Mallebay dira, quelques années plus tard, qu'il était « à l'apogée de sa puissance», lorsque « sénateur d'Alger (il) tenait tout le département d'Alger, (...) presque toute l'Algérie, à sa merci et si bien que le gouverneur Tirman semblait n'être, au palais de Mustapha, que l'exécuteur de sa volonté. »

 

Le Tell eut pour rédacteur en chef, pendant un demi-siècle, M. Aumerat, qui signait sous le pseudonyme de Marteau, anagramme de son nom. Toujours selon M. Mallebay, Marteau entreprit en 1881 un Gouverneur général de l'Algérie, Albert Grévy, auquel il décocha « des flèches tellement aiguës et si finement barbelées que le haut fonctionnaire ne put tenir devant le redoutable archer et fut réduit à la fuite. »
Avant cela, en 1871-1872, le marteau trouva son enclume en la personne du Gouverneur général de Gueydon. L'opposition de ces deux fortes personnalités avait probablement des racines philosophiques, entre le vénérable de la loge maçonnique du Delta et un fervent catholique très conservateur.

                   

En maintes circonstances M. Aumerat avait frappé, accusant le Gouverneur de s'affranchir du respect des lois. Pourtant, dans le cas visé par le présent article, Marteau ne lançait pas un nouveau pavé juridique dans la mare mais une bouée de sauvetage à l'Amiral, dont une initiative concrétisée par une note officielle insérée au Moniteur de l'Algérie était jugée illégale par le journal l'Akhbar.
L'objet de cette controverse a déjà été évoqué (cf. Mémoire Vive n°31) : Les débuts de l'alfa dans l'économie de l'Algérie) : c'est la volonté de l'industriel Débrousse et de son associé Sarlin d'obtenir des concessions de vastes terrains à alfa des hauts plateaux du sud

   

oranais, en contrepartie de leur engagement de construire un chemin de fer reliant la Macta (sur la côte, où ils étaient détenteurs d'un domaine de 24.100 hectares) à Saïda, à proximité de la mer d'alfa. Traitant directement avec la commune subdivisionnaire de Mascara, ils avaient obtenu, pour une durée de 24 années, un bail de location sur une étendue de 250.000 hectares de terrains de parcours, riches en alfa, des tribus arabes.
Le marché ainsi conclu présentait un vice, bien relevé par Marteau, à savoir le défaut d'approbation par le Gouverneur pour un bail dont la durée excédait neuf années. Et l'auteur de conclure, malicieusement, que « M. Thiers » (le Président de la République) « ne sera pas mécontent cette fois de M. de Gueydon qui, par hasard, n'a violé aucune loi, mais hélas une fois n'est pas coutume. » Porté à la connaissance du Conseil général du département d'Oran, ce marché y fut très mal accueilli, dans une région où les nombreux petits négociants en alfa pouvaient redouter la concurrence d'une entreprise à dimension industrielle, susceptible de constituer un monopole.

Répondant à ces craintes, M. de Gueydon fit insérer, dans la partie officielle du Moniteur de l'Algérie du 3 juillet 1872, une note ainsi libellée : « Par suite des observations qui lui ont été soumises de divers côtés au sujet des inconvénients qui résultent des marchés de gré à gré consentis pour l'exploitation de l'alfa, M. le Gouverneur général civil de l'Algérie vient de prescrire de suspendre toutes les conventions de l'espèce qui peuvent être en ce moment en voie de réalisation.
« M. le Gouverneur général a complété ces mêmes prescriptions en donnant l'ordre formel, eu égard à l'aléa qui existe en cette matière, d'insérer à l'avenir dans tous les cahiers des charges cette clause expresse que les marchés ou adjudications ne seront faits que pour une seule récolte. »
Après avoir pris cette mesure conservatoire, M. de Gueydon la justifia en annotant sévèrement une lettre de M. Débrousse, du 26 juillet 1872, rendue publique par son auteur, qui protestait contre ladite mesure (cf. Mémoire Vive n°31).

   

La question de l’Alfa.


Toujours prompt à se saisir d'un problème pour le traiter au fond, le Gouverneur adressait le 21 août 1872, aux Préfets des trois départements ainsi qu'aux Généraux commandant les trois divisions -Alger, Oran, Constantine- une lettre de neuf pages intitulée « Question de l'Alfa », dont il peut être instructif de reproduire l'introduction : « Monsieur (...), depuis quelques années l'exploitation de l'Alfa a pris, en Algérie, notamment dans la province d'Oran, un développement considérable et qui tend chaque jour à s'accroître.
« D'après les renseignements qui m'ont été fournis, l'exploitation de cette plante s'est élevée, pour l'année 1871, à 60.000 tonnes qui représentent, à raison de 120 fr. la tonne, une valeur de 7 millions.
« En présence de ces résultats, des demandes toujours croissantes de l'étranger, j'ai dû me préoccuper des moyens de tirer de ce produit le parti le plus profitable pour tous, car s'il est vrai, comme le dit le colonisateur de l'île Maurice, qu'il suffît d'une plante pour faire la richesse d'un peuple, on peut se demander si, pour l'Algérie, cette plante ne serait pas trouvée. L'avenir décidera sans doute. Mais dès ce moment et sans se laisser aller à des illusions toujours dangereuses, on peut dire que l'Alfa semble appelé à exercer sur le pays une influence heureuse. »

« Il est donc du devoir de l'administration de s'entourer de tous les renseignements propres à étudier une question aussi importante afin d'arriver à dégager, des opinions diverses auxquelles elle vient faire appel, une réglementation qui, excluant tout monopole, préservera l'Alfa d'une exploitation inconsidérée et assurera son transport économique jusque sur le littoral. »
Le but de la dépêche du Gouverneur était « d'appeler les conseils généraux, les chambres de commerce, les sociétés d'agriculture, les administrateurs, et notamment ceux qui sont placés au milieu des pays de production, à faire connaître un avis sur les meilleurs moyens de protéger, d'exploiter, de transporter ce produit. »

 
 
       

Répondant à une observation critiquant la réglementation de l'exploitation de la plante au lieu de « s'en rapporter à l'intérêt privé du soin de juger ce qu'il convient de faire », le Gouverneur, tout en se défendant « d'apporter une entrave quelconque à l'exploitation de l'Alfa sur les terres à titre privatif », estimait que « les terrains à Alfa (étant), pour la presque totalité des terrains domaniaux ou communaux, ce n'est pas seulement un droit, c'est un devoir pour l'administration de protéger ces biens, de réglementer leur mise en valeur afin d'empêcher la destruction d'une source de richesse domaniale ou collective que pourrait compromettre une exploitation qui n'aurait point comme garantie de ses excès l'intérêt personnel d'un propriétaire individuel. »
Puis M. de Gueydon énumérait les points qui avaient appelé son attention, « laissant à chacun le soin de combler les lacunes qui pourraient exister dans (ses) indications » :
- La première question soumise à l'avis des conseils généraux concernait la conservation « d'une plante qu'une exploitation mal entendue et à la recherche de produits immédiats (...) pourrait compromettre et ruiner » et conduisait à s'interroger sur l'opportunité d'interdire rigoureusement l'arrachage de l'alfa, « pendant la période de végétation, sur toutes les terres appartenant au domaine de l'Etat, ou au domaine des communes indigènes et des douars. »

   

La deuxième préoccupation du Gouverneur portait sur « la crainte que l'exploitation de cette plante dans la région des hauts plateaux ne devienne préjudiciable aux troupeaux », qui consomment les jeunes pousses d'alfa, l'élevage constituant un moyen de subsistance primordial pour les populations nomades de cette région.
- En troisième lieu venait la question de la forme que devait revêtir l'exploitation sur les terrains à alfa relevant des communes, indigènes pour la plupart : exploitation directe ou par affermage, marchés de gré à gré ou par adjudication, étendue et durée des concessions, réserves à établir « à l'égard des tribus de l'extrême sud qui remontent chaque année dans le Tell avec leurs troupeaux et exercent des droits d'usage dans la région qui nous occupe. »

 

Pour tous ces points qu'il soulevait, le Gouverneur recommandait « en les étudiant (...) de ne pas perdre de vue que les populations indigènes doivent, dans notre intérêt même, participer dans une large mesure aux bénéfices produits par le sol sur lequel elles résident ; que, d'un autre côté, les colons n'attendent qu'un appel pour se porter sur des points où nous devons tendre, pour la sécurité du pays, à grouper un peuplement européen considérable. »
- Dernier point important abordé, ainsi présenté : « Il ne suffit pas (...) de protéger la plante contre une exploitation abusive, de la récolter dans de bonnes conditions, d'empêcher un monopole qui deviendrait une source d'abus de la part de l'adjudicataire, de vexation pour les indigènes détenteurs du sol, de réclamations incessantes auprès du gouvernement, il faut encore rechercher les moyens de procurer à l'Alfa des voies de transport du lieu de production au lieu d'exportation ; ce résultat ne peut être atteint (...) que par l'établissement de voies ferrées.
« Comment arriver à les obtenir ? Peut-on songer un instant, alors que la France s'impose de si énormes sacrifices » (allusion aux conséquences désastreuses de la défaite de la récente guerre franco-allemande), « alors qu'elle suspend chez elle la construction des travaux neufs, à lui demander pour sa colonie soit une subvention, soit une garantie de minimum d'intérêt ? Qui oserait le proposer ?
« Il faut que l'Algérie fasse par elle-même, et qu'elle recherche une combinaison qui lui permette d'atteindre le but dans les conditions d'économie commandées par la situation budgétaire. »
Revenant à ce sujet, dans sa dépêche, sur l'affaire Débrousse précédemment évoquée, le Gouverneur écrivait :
« Il (M. Débrousse ) déclare qu'un marché à long terme lui assurant l'exploitation exclusive de l'Alfa sur une superficie de 250.000 hectares lui est indispensable pour procurer une confiance suffisante aux capitalistes disposés à engager leurs fonds dans l'entreprise du chemin de fer de Saïda, et il laisse entrevoir qu'en cas de refus il pourrait retirer sa proposition.
« Sans aucun doute, si l'on veut que les capitaux s'engagent en Algérie, il faut leur offrir des garanties sérieuses.
« Mais est-il admissible que, pour atteindre ce but, on arrive à constituer des monopoles, à créer des situations grosses de périls et d'embarras ? »
La conclusion de la dépêche de M. de Gueydon était la suivante :
« Ces questions ne sont pas limitatives, elles ne sont qu'indicatives. Ce qu'il me paraît important d'obtenir c'est une enquête complète sur la question de l'Alfa avec énonciation des voies et moyens pratiques qui sembleront propres à développer une industrie destinée, suivant toute apparence, à devenir une source de prospérité pour le pays. »
Qu'advint-il de ce programme minutieusement élaboré par Monsieur de Gueydon ? Toutes les institutions consultées (conseils généraux, divisions militaires, chambres de commerce, sociétés d'agriculture, administrations des communes) émirent des avis,
pas toujours concordants (les archives préservées l'attestent), à la suite de débats souvent passionnés, où l'esprit de clocher carillonna plus que de raison. Mais l'initiateur de cette vaste enquête débarqué (cf. Mémoire Vive n°36/37), les prises de décisions qui s'ensuivirent ne furent pas toujours à la hauteur des vues qui l'inspirèrent. Et le jugement porté par l'ex-Président Thiers, récent démissionnaire, sur l'Amiral ancien Gouverneur résonne douloureusement : « Le malheur de l'Algérie, c'est qu'on n'y laisse jamais ceux qui ont eu le temps de l'apprendre et l'intelligence de la comprendre. » D'un côté de la balance des humanistes comme de Gueydon (le premier), Viollette, Soustelle (le dernier Gouverneur « civil » de l'Algérie), et de l'autre tant d'autres, administrateurs plus ou moins inspirés et trop facilement influençables ; ce qui fit que l'histoire de la souveraineté de la France en Algérie ne fut pas un long fleuve tranquille, mais une suite intriquée de bonnes intentions, d'erreurs humaines et de drames, dont le premier imputable au moins en partie aux conditions d'exploitation de l'alfa fut le massacre d'alfatiers espagnols dans les environs de Saïda (cf. Mémoire Vive n°31 et n°32) ; le capitalisme ne jouant pas, dans cette historié, le plus beau rôle, soit qu'il ait exigé « des garanties sérieuses » pour s'engager dans ce pays, ou qu'il s'en soit dégagé, traînant à sa suite un Etat qu'il avait investi, lorsqu'il estima que le pays coûtait plus qu'il ne rapportait (cf. Chère Algérie, de Daniel Lefeuvre), ouvrant tragiquement la voie au drame final.

Jean-Pierre TASEI

                     

M. de Gueydon et l'alfa.

Dans la question des fameux marchés de l'alfa qui ont provoqué une note officielle insérée au Moniteur, VAkhbar me semble faire fausse roule.
Ce journal croit rêver en lisant cette note, par laquelle le Gouverneur, ému des observalions qui lui ont été faites sur l'inconvénient du marché passé au profit de l'homme aux: quarante millions, a prescrit d'en suspendre l'exécution et donné l'ordre d'insérer à l avenir dans les cahiers des charges, cette clause expresse dans les marchés ou adjudications, ne seront faits que pour une seule récolte.
VÂkhbar se demande si M. le Gouverneur croit sérieusement avoir le droit d'intervenir dans les conventions de droit commun.
Assurément s'il s'agissait de conventions entre particuliers, la prétention serait nouvelle et c'est, tout d'abord, ce que j'avais cru en lisant les observations de VAkhbar. Mais il n'en est rien; M. de Gueydon n'a point commis une nouvelle illégalité. Je ne sais s'il a eu tort ou raison de suspendre l'exécution du marché Debrousse, mais à coup sur, il était dans son droit, attendu que ce n'est point entre M. Debrousse et d'autres particuliers que le marché a été conclu, mais entre M. Debrousse et une commune subdivisionnaire; ce qui est bien différent.
Le dossier de M, de Gueydon est déjà bien assez chargé pour les fautes qu'il a commises, inutile de le charger davantage.
La commune subdivisionnaire de Mascara a consente à M. Debrousse, un bail de deux CENT CINQUANTE MILLE HECTARES SUr lesquelles l'alfa se récolte, pour une durée de 24 années, mais résiliable dans le cas où le locataire n'exécuterait pas le chemin de fer de Saïda.
Ce marché quand il a été connu a excité un tollé universel à Oran, et un orage violent au sein du Conseil général. Est-ce à tort ? Est-ce à raison ? Je l'ignore. Certes, toutes les raisons données contre ce marché ne sont pas également bonnes. Il ne s'agit pas de savoir si le chemin de fer de Saïda et le marché qui en est la conséquence feront du tort à Tlemcen et à Sidi-bel-Ahbès, mais bien si ce cbemin de fer doit satisfaire l'intérêt général; mais il n'est pas moins vrai qu'on ne loue pas 250 mille hectares à un spéculateur sans crier: gare ! Une adjudication publique n'aurait pas fait de mal dans cette circonstance, pour une opération de celte importance, faite eu quelque sorte sous le manteau de la cheminée, avec un archi-millionnaire, pourrait être mal interprétée si l'on ne connaissait la délicatesse de ceux qui, par excès de zèle pour le bien public, en ont accepté la responsabilité. Il est impossible qu'un si vaste territoire ne comprenne pas les biens communaux de presque tous les douairs formant la commune subdivisionnaire; les djemmâas avaient donc seules le droit de délibérer sur les conditions de ce bail gigantesque. Ont-elles été seulement consultées ? Je ne le pense pas, car ce serait supposer une unanimité de vues qui ! n'est pas admissible.
Mais quand cela serait; lors même que toutes les djemmâas, sans exception et dans un ; si bref délai, auraient consenti à abandonner pendant 24 ans à M. Debrousse une exploitation aussi riche, le général commandant la ; province n'aurait pas moins dépassé ses attributions, s'il avait donné son approbation, ce que. j'ignore, à une délibération de la commune subdivisionnaîre ayant pour objet un bail dont la durée est de plus de neuf ans.
N'en déplaise à VAkhbar, l'article 48 de l'arrêté d'organisation du 20 mai 1868 est formel. En voici la teneur:
« Les délibérations des conseils subdivisionnaires ayant pour objet des baux de biens pris ou donnés à loyer, ne sont exécutoires qu'autant qu'elles ont été approuvées par le général commandant la province, lorsque la durée n'excède pas neuf ans ans, et dans tous les autres cas, par le Gouverneur général. »
Le Code civil n'a rien à voir là dedans, la note du Moniteur est parfaitement correcte; et quoiqu'en dise la France algérienne, sur un ton passablement comminatoire, M. Thiers ne sera pas mécontent cette fois, de M. de Gueydon, qui par hasard, n'a violé aucune loi, mais hélas une fois n'est pas coutume.
Marteau.

                     
 


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