Daniel Lefeuvre
 

France-Algérie :
l’impossible travail historique

 
     
 

 Dépasser le contentieux historique » qui oppose la France et l’Algérie, tel et le vœu d’un appel lancé par des universitaires et diverses personnalités françaises et algériennes.
Au-delà de la démarche généreuse dont il témoigne, et à laquelle nous sommes sensibles, ce texte suscite bien des réserves qui justifient que nous ne pouvons nous y associer.
Ses auteurs appuient leur démarche sur l’idée que le passé colonial ferait « obstacle à des relations apaisées entre la France et les pays qu’elle a autrefois colonisés », en particulier avec l’Algérie.

 

Dès lors, ils pressent « les plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation ». Comment ne pas s’étonner du recours à une conception aussi simpliste de la causalité en histoire qui ressemble plus à la théorie du « premier moteur » d’Aristote qu’aux structures de longue durée de Fernand Braudel ou aux temporalités plurielles et fragmentées de l’historiographie des mémoires. S’il fallait penser les relations entre la France et le Maghreb en terme de traumatismes, pourquoi alors ne pas revisiter une histoire longue, également « traumatique », intégrant les conquêtes arabes, la piraterie « barbaresque » et la mise en esclavage des chrétiens faits captifs ?
En réalité, les auteurs du texte semblent avoir été piégés par la rhétorique des dirigeants algériens qui, pendant la guerre d’Algérie et depuis l’indépendance du pays, utilisent une histoire mythifiée et diabolisée de la colonisation pour justifier leur dictature sur le peuple algérien, l’incurie de leur gestion, la prévarication des richesses nationales, en particulier des hydrocarbures, leur incapacité à assurer sécurité et progrès social à leurs concitoyens. Ce n’est pas le passé colonial, en lui-même, qui fait obstacle à des relations franco-algériennes apaisées, mais bien plutôt l’usage politique et diplomatique qu’en font, selon les circonstances, les dirigeants algériens. La démagogie historique qu’ils déploient vise surtout à manipuler les ressentiments et les frustrations de la population ainsi qu’à mettre en difficulté le partenaire français.
Quel autre sens accorder à cette mise en accusation des faits du passé ? Et quel sens aujourd’hui à vouloir les juger ?
Le colonialisme serait-il d’actualité ? La re-colonisation de l’Algérie serait-elle planifiée ? Quand l’Algérie était sous domination française, les contemporains ont eu à réagir, et nombre d’entre eux l’ont fait. Mais, comme Marc Bloch le soulignait, « Le passé est, par définition, un donné que rien ne modifiera plus » et l’historien ne peut que l’étudier et s’attacher à le comprendre. Tout le reste n’est que littérature ou posture d’un anticolonialisme anachronique.
L’appel parle de « la guerre d’indépendance algérienne ». Cette formulation qui se substitue à celle, communément admise de « guerre d’Algérie », conduit, en premier lieu, à caractériser un événement par sa fin : l’indépendance de l’Algérie. Rien ne permettait, ni en 1954 ni dans les années qui suivirent, de prévoir cette issue qui ne se dessine véritablement qu’à partir de septembre 1959. Comme Gilbert Meynier l’a montré dans son Histoire intérieure du FLN (Fayard, 2002, p. 12), encore en 1956, « le FLN mettait en avant le préalable de la reconnaissance par la France de l'indépendance, alors qu'au fond il aurait à l'époque transigé sur des formules de compromis ».
Dès lors, comment prétendre que l’indépendance constituait bien l’enjeu de la guerre d’Algérie avant cette date ? Le même auteur relève que, dans les Mémoires du colonel Ali Kafi, « la guerre d'Algérie est dite commencer effectivement en août 1955 ».
Sur le modèle de cette nouvelle appellation, la Révolution française de 1789 devrait désormais être appelée « L’avènement de Napoléon Ier », tandis que la Première Guerre mondiale serait rebaptisée « L’effondrement des Empires centraux ». Il y a déjà plus de deux siècles que Voltaire, critiquant Bossuet,  avait raillé cette conception finaliste de l’histoire.
En outre, cette formule masque les réalités d’un conflit qui ne s’est jamais résumé à un affrontement binaire entre « indépendantistes » algériens et forces coloniales, mais qui a aussi été une guerre civile déchirant le peuple algérien. Elle dissimule la terreur à laquelle le FLN a systématiquement eu recours pour s’imposer au peuple algérien jamais spontanément ni massivement rangé derrière lui. Elle ignore que, jusqu’aux derniers mois de la guerre, un nombre considérable d’Algériens espérait le maintien, sous une forme ou une autre, de la présence française. Elle tait l’affrontement meurtrier entre le FLN et le MNA (cette « guerre dans la guerre », selon l’expression de Mohammed Harbi) dont le bilan se chiffre à plusieurs dizaines de milliers de victimes : militants assassinés en Algérie mais aussi en France, travailleurs immigrés et populations de douars, refusant de payer l’impôt révolutionnaires ou coupables de sentiments messalistes, communistes ou pro-français, massacrés tels les 301 habitants de la mechta Kasba, le 29 mai 1957.
À l’instar des dirigeants algériens, le texte fait ensuite une présentation partiale et réductrice des réalités coloniales, restrictivement évoquées dans leur dimension tragique et qu’ils qualifient de « système », ce qui supposerait une homogénéité de la colonisation dans l’espace et le temps alors que toutes les études historiques en ont établi, au contraire, la grande diversité et les évolutions.
Sont alors dénoncés les « massacres de centaines de milliers d’Algériens », leur dépossession, leur « clochardisation », leur soumission au Code de l’indigénat (expression historiquement erronée), etc. Autant d’affirmations qui méritent un examen plus attentif.
Massacre de centaines de milliers d’Algériens ? Les pétitionnaires auraient pu être plus rigoureux. Pourquoi se contenter d’une telle approximation sur le bilan humain de la colonisation et de la guerre d’Algérie qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations possibles ? Pourquoi ne pas préciser que la conquête a tué environ 250 000 Algériens et la guerre d’Algérie moins de 250 000, selon Ch.-R. Ageron, dont une cinquantaine de milliers tombés sous les coups du FLN ? Est-ce pour ne pas contredire ouvertement les mythes propagés par le pouvoir algérien, en particulier celui du million, voire du million et demi, de victimes de la guerre d’Algérie ? Mais alors, comment concilier cette concession au mensonge avec l’exigence de « voir en face le passé » proclamée quelques lignes plus haut, sauf à estimer que cette exigence ne s’impose qu’à la France - le pouvoir et de nombreux intellectuels algériens en étant, pour leur part, exonérés ?
Tous les morts ont-ils été massacrés, c’est-à-dire tués dans des conditions odieuses ?  Évidemment non : beaucoup sont morts au combat, les armes à la main. Certes il y eut des massacres, comme les quatre (voire cinq) terribles « enfumades » de la conquête (1844-1845). Mais au total, ceux-ci ont été peu nombreux et ne constituent en rien l’ordinaire des combats. Les populations civiles algériennes ont également payé un lourd tribu à la conquête et à la guerre d’Algérie, mais jamais – exceptées lors des enfumades et des représailles aveugles qui suivirent les soulèvements du Constantinois de mai 1945 et celles engagées après la tuerie des civils européens de la mine d’El-Halia du 20 août 1955 – elles ne subirent de massacres en nombre.
« Dépossession » des Algériens. De tous ? Certes, la colonisation a bien été une entreprise de spoliation massive des terres. Au total, la propriété européenne qui a couvert un peu plus de deux millions d’hectares, en est en bonne part le produit. Mais, dès 1830, elle s’est également développée par le fait d’acquisitions commerciales. Quant à la propriété  « indigène », représentant plus de sept millions d’ha (il est vrai souvent de qualité moindre), elle est loin d’avoir totalement disparu. Et, comme l’a montré l’historien économiste Ahmed Henni, une « classe moyenne » de paysans algériens s’est développée, dès les lendemains de la Première Guerre, en s’intégrant à l’agriculture coloniale, notamment à la viticulture. Ainsi, loin d’avoir été tous victimes de la colonisation, de nombreux Algériens, et pas seulement dans la paysannerie, en ont-ils aussi tiré profit.
« Clochardisation à grande échelle ». Les auteurs s’appuient, pour justifier cette affirmation sur Germaine Tillion qui utilise effectivement ce terme, page 27 de son livre L’Algérie en 1957 (Édition de Minuit, Paris, 1957). Mais la célèbre ethnologue ne donne pas à ce phénomène la même explication que les auteurs de la pétition. C’est même tout le contraire. Il aurait été honnête de le signaler. G. Tillion relève qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, au moment où elle les quitte, les Algériens des Aurès, parmi lesquels elle vécut de longues années, « étaient tous très pauvres […] Mais normalement ils avaient – tout juste – le nécessaire pour manger. » Elle les retrouve, en décembre 1954, clochardisés. Ainsi, première rectification, la « clochardisation », dénoncée par la pétition, apparaît-elle tardivement dans l’histoire de l’Algérie coloniale, plus de cent ans après la prise d’Alger. Comment l’expliquer ? Est-ce le fait du colonialisme ? Laissons la parole à G. Tillion : « seconde  série d’explications, également classique : le Colonialisme, vieux Croquemitaine ». Or, relève l’ethnologue, « il n’y a jamais eu de colon, ni hier ni aujourd’hui, à moins de cent kilomètres à la ronde et seuls le vent de sable et les chèvres peuvent à la rigueur être accusés d’une diminution des terres cultivables (mais ce n’est pas le « colonialisme » qui a inventé les chèvres et le vent). » [op. cit., p. 28].
En réalité, rectifie G. Tillion, « la présence française », pour être invisible, était « omniprésente » et distribuait « à pleines mains le Bien et le Mal » : grâce à l’action menée contre le paludisme, le typhus exanthématique et la typhoïde, ces maladies « qui dévastaient encore la région il y a quinze ans ont à peu près disparu […] Dans la période antérieure, c’était [sic !] la peste et le choléra qui, par les soins invisibles de nos médecins, avaient opéré la même sortie discrète. À peu près dans le même temps, les famines mortelles et les guerres de tribu, surveillées, de loin, par les Services Préfectoraux, allaient rejoindre les vieilles légendes du passé. » [idem, p. 29]
Autrement dit, s’il faut chercher une explication à la clochardisation, c’est, selon G. Tillion, dans le fait que la colonisation a créé les conditions d’une explosion démographique qui épuise les sols, réduit les rendements et les productions, sans avoir, parallèlement, développé d’autres sources d’emplois et de richesses, en particulier l’industrialisation de la colonie. Dans sa conclusion, d’ailleurs, G. Tillion ne condamne pas la colonisation, mais au contraire réclame de la France un surcroît d’investissements économiques, sociaux, éducatifs en Algérie, afin de ne pas laisser les Algériens « au milieu du gué. »
Dans une volonté d’équilibre, le texte rappelle, mais cette fois-ci uniquement sur un mode allusif, les « multiples souffrances de Français », parmi lesquels « les déportés en Algérie pour raisons politiques ». Faut-il le préciser, la plupart de ces « déportés » politiques ont été expédiés dans la colonie pour avoir participé aux journées révolutionnaires de juin 1848 ou s’être opposés au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Ils ne sont donc en rien des victimes de la colonisation. La plupart, d’ailleurs regagnent la France sitôt amnistiés. Restent ceux qualifiés de « victimes expiatoires » du système colonial lors de son effondrement. Pourquoi ne pas les nommer ? Pourquoi ne pas parler explicitement du sort des Français d’Algérie ? Pourquoi ne pas rappeler la spoliation massive de leurs biens par l’État algérien et au profit, pour l’essentiel, des nouveaux dignitaires du régime ? Pourquoi ne pas évoquer leurs morts et leurs disparus, notamment ceux qui, plus de 3 000, ont été enlevés par le FLN et, pour la plupart d’entre eux, massacrés même après les accords d’Évian (18 mars 1962). Seraient-elles des victimes historiquement incorrectes pour l’instauration de relations apaisées avec l’Algérie ? Pourquoi, enfin, alors les auteurs, qui récusent l’idée de repentance pour son caractère « religieux », recourent-ils à la parabole biblique de la victime « expiatoire » pour expliquer les malheurs de ceux qu’on appelle désormais les « pieds-noirs » ? Comment des historiens, des politistes, des sociologues peuvent-ils se contenter d’une telle explication, qui fait de la colonisation un péché, sinon parce qu’autrement il faudrait envisager sérieusement l’hypothèse que pour le FLN, ou du moins pour les fractions triomphantes du FLN, la guerre d’Algérie a été, aussi, une guerre d’épuration ethnique et que l’expulsion des Français était partie intégrante de leur projet politique ?
« Enrôlés dans un guêpier qu’ils ne maîtrisaient pas » les harkis ? Cessons, d’abord, de tous les considérer comme les objets passifs d’une histoire qui les aurait dépassés. Beaucoup se sont engagés par conviction, par fidélité à la France pour laquelle ils avaient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, d’autres pour se venger d’exactions commises par le FLN à l’encontre d’un proche, d’autres encore, et en toute connaissance de cause, pour percevoir le salaire nécessaire à leur famille, etc. Victimes « expiatoires » eux-aussi ? Ou plutôt victimes d’une double raison d’État ?
Celle de l’État-FLN qui fonde dans le sang le mythe du peuple algérien uni contre le colonialisme. Et celle de l’État français qui instaure, alors, un déni rétrospectif de ce qu’a été la rencontre « franco-musulmane » durant la période coloniale, tout en semblant craindre une immigration algérienne massive vers la métropole.
Enfin, quel pays, aujourd’hui, « utilise les mémoires meurtries à des fins politiques », sinon l’Algérie ? Qui instrumentalise un passé réécrit pour la circonstance ? Qui évoque les soi-disant « génocides » perpétrés par la France en Algérie ? Qui, sinon les responsables algériens ?
Il est bien inutile de s’indigner contre les « entreprises mémorielles unilatérales » parce que, par définition, la mémoire est toujours spécifique à un individu ou à un groupe. Comme telle, elle est nécessairement unilatérale et ne saurait être partagée avec d’autres individus ou d’autres groupes n’ayant pas vécu les mêmes événements. Seul, et nous rejoignons sur ce point les auteurs de l’appel, « un travail historique rigoureux » est possible. Mais comment pourrait-il se faire, aujourd’hui, dans ce « partenariat franco-algérien » que le texte réclame, dès lors qu’en Algérie, une histoire officielle corsète la recherche et sa diffusion ? que la plupart des archives, notamment celle du FLN, restent pour l’essentiel fermées aux chercheurs ? Dès lors, au fond, que l’histoire, qui reste un élément central de justification du pouvoir pour des caciques qui n’ont plus guère d’autre source de légitimité, ne dispose d’aucune véritable liberté ? À moins, et le contenu du texte est hélas ! sur ce point particulièrement ambigu, d’entrer dans le jeu des autorités algériennes.

Daniel Lefeuvre, professeur d’histoire contemporaine, Université Paris VIII Saint-Denis
Michel Renard, professeur d’histoire au lycée de Saint-Chamond, chercheur.