PORTRAIT
BENJAMIN STORA
Dans le cadre de " l'intégration citoyenne ", Radio
France lance une nouvelle émission consacrée à
la " culture maghrébine ", Bouge dans ta tête,
un " magazine d'actualités culturelles de la Méditerranée,
particulièrement consacré au Maghreb ", qui présentera
la particularité insigne (sans nul doute, il s'agit d'une
première) d'être diffusée en même temps
sur France Culture, station dirigée par Laure Adler, ancienne
conseillère de François
Mitterrand et directrice de cette radio, et sur Beur FM, qui ne
dépend pourtant nullement de la radio d'État. Les
responsables ont sans doute jugé qu'il y avait peu de chances
que les " beurs " et autres " blacks " calent
longtemps leurs oreilles sur les programmes en général
incompréhensibles par leurs prétentions intellectuelles
de France Culture. À la tête de l'émission,
où il est littéralement " parachuté "
par Adler, non pas un journaliste ni même un homme de radio,
mais un historien qui, depuis quelques années, donne le "
la " et fait la loi en matière d'historiographie algérienne
(et, surtout, de sélection des étudiants et futurs
enseignants dans ce domaine), Benjamin Stora, dont chacun a déjà
oublié qu'il fut, jusqu'en 1986, l'un des principaux dirigeants
de l'Organisation communiste internationaliste (trotskistes lambertistes),
rejoignant alors la fraction la plus à gauche du Parti socialiste.
Un pari qui n'est pas gagné si l'on en croit Stora : "
C'est une émission compliquée. Compliquée parce
qu'elle vise un public nouveau pour France Culture, les populations
originaires du sud, et aussi un public jeune, alors que les jeunes
issus de l'immigration sont surtout repliés sur des radios
musicales ou communautaires et pas en prise avec des chaînes
généralistes. "
Benjamin Stora est né le 2 décembre 1950 à
Constantine (Algérie), une ville à très forte
population israélite. Il est le fils d'Elie Stora, commerçant,
qui fut d'abord marchand de semoule avant d'être employé
dans une compagnie d'assurances à Montreuil puis Sartrouville,
dans la banlieue parisienne, et de Marthe Zaoui, ouvrière
dans une filiale de Peugeot à La Garenne-Bezons alors qu'elle
n'avait jamais travaillé en Algérie (qui a retracé
son itinéraire dans Constantine-Sartrouville, Entretien avec
Marthe Stora, dans l'ouvrage collectif dirigé par Leïla
Sebbar, 2000 ans d 'Algérie, Carnets Séguier, Atlantica
Editions, 1999, p. 175-183). Tous deux seront des juifs pratiquants.
Peu avant sa mort, son père lui révélera que
lui aussi avait été militant trotskyste, brièvement,
dans les années 30 en Algérie. Il a épousé
Claire Le Scanff, maquettiste.
Pour lui, l'Algérie c'est " le pays de mes grandsparents,
juifs venus par mon grand-père de Cordoue, d'Andalousie,
et par ma grand-mère de Jérusalem, lorsque ses ancêtres
ont fui la destruction du premier temple il y a de siècles
et des siècles. Ma famille était installée
depuis des siècles à Khenchela, la capitale des Aurès,
et mon grand-père fut un ami de Ferhat Abbas, le père
de l'indépendance (La Croix, 16 décembre 1995) ".
Après des études primaires dans sa ville natale, il
a rejoint, avec sa famille, le 16 juin 1962, la capitale. Il étudiera
à Janson-de-Sailly puis à Saint-Germain-en-Laye. C'est
là, en mai 68, qu'il attrape le virus révolutionnaire,
rejoignant dès l'origine la fraction lambertiste de la Fédération
des étudiants révolutionnaires, puis l'Alliance des
jeunes pour le socialisme et l'Organisation communiste internationaliste
sous le pseudonyme de Truffaut. " Dans ces belles années
militantes du début des années 1970, je me suis formé,
j'ai vécu, milité dans ce qui m'apparaît rétrospectivement
comme une "famille" intelligente et inventive, une petite
"aristocratie" politique excitante " raconte-t-il
dans son itinéraire personnel, La Dernière génération
d'Octobre (Stock, 2003), qui est aussi l'histoire intérieure
du mouvement lambertiste, une " histoire encombrée de
congrès, de luttes avec les organisations rivales, d'activités
obscures et d'affrontements plus ou moins musclés "
(L'Histoire, février 2004), qu'il qualifie aujourd'hui de
"maison de fous ".
Il sera l'un des principaux dirigeants, comme responsable de l'Union
des cercles lycéens, des grèves en faveur de Gille
Guyot, puis contre les lois Debré (service national), les
réformes Fontanet et Haby (éducation nationale en
1974 et 1975). "Je me revois […]
l'Algérie coloniale (1830-1954) (La Découverte, 1991),
Ils venaient d'Algérie, l'immigration algérienne en
France (1912-1992), qui est tirée de sa thèse (Fayard,
1992), Aide-mémoire de l'immigration algérienne. Chronologie
(1922-1962). Bibliographie (L'Harmattan, 1992), Histoire de la guerre
d 'Algérie (La Découverte, 1993), Histoire de l 'Algérie
depuis l'indépendance (1962-1994) (La Découverte,
1994), Ferhat Abbas, une utopie algérienne (en collaboration
avec Zakya Daoud, Denoël, 1995), L 'Algérie (Michalon,
1995), Dictionnaire des livres de la guerre dAlgérie. 2 300
résumés (1955-1995) (L'Harmattan, 1996), Appelés
en guerre d 'Algérie (Gallimard, 1997), Algérie, formation
d'une nation, suivi de Impressions dans l'est algérien (Atlantica,
1998), Les Cent portes du Maghreb (avec Akram Belkaïd), La
Guerre invisible. Algérie, années 90 (Presses de Sciences
Po, 2001).
Il est aussi l'auteur de nombreux documentaires comme Les Années
algériennes (Antenne 2, 1991), Résistance et libération
outre-mer (France 3, 1994) ou fut conseiller historique du documentaire
Les Massacres de Sétif (Arte, 1995) et du film Indochine
de Régis Wargnier (1992), commissaire général
de l'exposition La France en guerre d 'Algérie (1992, Musée
des Invalides) et concepteur de France des étrangers, France
des libertés (Arche de la Défense, 1990). Auteur de
très nombreux articles, cet historien quasi-officiel de l'histoire
algérienne en France, est donc devenu un passage obligé,
faisant la pluie et le beau temps quant à l'Algérie
dans le monde universitaire français. Infatigable pétitionnaire,
il a largement participé à la mise sur la sellette
de la police et de l'armée française, non seulement
en Algérie mais aussi en France (manifestation interdite
du FLN au métro Charonne le 17 octobre 1961), participant
à toutes sortes de colloques et de réunions, y compris
en loges du Grand Orient de France où il apparaît comme
un conférencier régulier (par exemple, Les Voies dificiles
vers la démocratie en Algérie, 9 décembre 1991,
Algérie : intégrisme religieux et les mouvements démocratiques,
6 mars 1995, Algérie : Que peuton faire? ou Le Réveil
des consciences, 25 avril 1998). Dans L'Humanité (17 octobre
1991), il indiquait par exemple : " Cela fait dix ans que je
participe à des commémorations du 17 octobre. "
On le retrouve aussi, par exemple, comme orateur pour la Ligue communiste
révolutionnaire encore le 14 juin 1998 (avec l'inévitable
Mohamed Harbi) ou au 15e anniversaire du Manifeste contre le Front
national le 2 juillet 1999.
Il faut lire Le Transfert d'une mémoire, de l'Algérie
française au racisme anti-arabe (La Découverte, 1999)
pour constater comment cet historien est en réalité
très " engagé " et abandonne facilement
une supposée " neutralité scientifique ".
Selon lui, l'audience durable du discours de Jean-Marie Le Pen s'alimente
des représentations du racisme colonial, puisant son argumentaire
dans une mémoire mythifiée de la colonisation de l'Algérie
et de la guerre qui mit fin à l'Algérie française.
Il invente, de toutes pièces, l'idée d'un " sudisme
à la française ", qui serait en tout point comparable
au sudisme américain hérité de l'esclavage
et de la guerre de Sécession : " C'est effectivement
la singularité de l'extrême droite de porter une mémoire
coloniale qui n'hésite pas à hiérarchiser la
société sur une base raciale, à théoriser
le refus du mélange. Une partie du vote Le Pen s'explique
par une adhésion à cette mémoire et vient redoubler
une frustration sociale. An Algérie, la colonisation visait
à privilégier les "Européens" et
à les séparer des "Musulmans", non assimilables.
Le transfert de ce vocabulaire est assumé par l'idéologie
du FN, qui revendique cette filiation coloniale sans la moindre
culpabilité (Le Monde, 30 juin 2002). " Entre les deux
tours de l'élection présidentielle de 2002, il signe
une tribune dans Le Monde (25 avril 2002), Communautarisme blanc
ou République? où il n'examine en rien la situation
migratoire réelle en France mais projette ses propres fantasmes
de chercheur : "Le vote FN est surtout un vote ethnique, celui
d'un communautarisme blanc qui se sent assiégé dans
une société devenue multiculturelle. Ce vote ethnique
est en passe de surmonter le vote de classe (on le voit bien avec
l'effacement continu du PCF). Comment le Front national a-t-il pu
construire ce communautarisme blanc très particulier en France?
En réactivant sans cesse des mémoires dangereuses,
souterraines, puissantes. En s'appuyant sur elles. Il existe toujours
des volontés de revanche, des ruminations secrètes
en France à propos de deux événements proches
: Vichy et l'Algérie, qui continuent de hanter la conscience
française. " |