Le 22 août 1955, notre père. Marcel Frapolli,
maire de Fort National était assassiné en Kabylie

 
 
 
 

Abrid a nqaad it i rrwah
Lehbab annemsamah
Tamurt a njerreb it merra

Cette fois c'est décidé je vais partir
Amis pardonnons nous
J'ai tout appris de ce pays

Les Isefra de si Mohand ou mhand) (1)

   
     
   
     
 
   


LA MORT DE L'INNOCENT

"au printemps Tipasa est habitée par les dieux e: les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu......." (2)
J'aurai voulu garder ces couleurs, emporter avec moi ce viatique, mais celle qui éclabousse notre mère, qui coule sur le goudron, qui mouille le gravier, qui arrive, lancinante, c'est le rouge; le rouge de la flaque de sang, du sang de mon père, étendu. qui s'étale sur la route en pente, qui coule et qui coule et qui coule.
Au gré du temps cette tache aurait pu s'estomper mais elle est toujours là ; sacrée.
Pour cet anniversaire elle est écarlate. avivée par l'injustice faite envers notre père, envers notre mère, envers leurs plus jeunes enfants, eux aussi ensanglantés, injustice envers nos amis harkis kabyles persécutés, injustice envers ma communauté brocardée et humiliée, injustice ressentie par les vaincus qui voient les assassins de leur père honorés, reconnus comme de valeureux combattants vainqueurs.
                 
 
Notre famille est une famille de pieds noirs ordinaires, aux origines multiples, suisses de Bélizona dans le Tessin. parisiens de Monmartre et espagnols de Mahon, qui avaient quitté leur pays pour des raisons économiques ou aventureuses. Elle demeure, depuis son fondement en 1857 à Fort Napoléon, devenu Fort National, village implanté au marché de Larbaa des Béni Iraten. Notre famille se sent si enracinée dans ces montagnes kabyles qu'elle n'a jamais envisagé d'en partir et encore moins imaginé d'être rejeté de ce qu'elle considère aussi comme son pays.
Notre famille, avec ses nombreux enfants. Jean Pierre. Paul, Geneviève. Colette. Catherine. Antoine et Michel, âgés de 19 à 6 ans au moment du drame, (Marcelle le huitième enfant n'est pas encore né), vit des revenus de géomètre de notre père, avec des journées d'arpentage et de bornage de terrains à travers la Kabylie et des rémunérations de sage femme de notre mère, pour les soins et les accouchements dans les villages les plus reculés, de Tamazirt à Azerou, de Taourirt Amokrane à Abouda, de Taddert à Michelet.....
 
 
 
Mairie de Fort National
     
Comme sage-femme, sous le torride soleil d'été ou dans une Kabylie enneigée, notre mère sillonne la montagne, de jour comme de nuit, pour atteindre les villages escarpés, achevant son parcours à pied ou à dos de mulet. Durant plus de 20 ans d'exercice professionnel passionné, elle met au monde des centaines d'enfants.
D'autre part elle participe, avec l'aide de son mari, à la création du dispensaire de Fort National où sont organisées les campagnes de vaccination.
A l'occasion des fêtes de l'Aïd, notre mère; "yemmaa azizou'; reçoit de nombreux présents, gigots d'agneau pour les plus aisées, paniers d'œufs. au nombre symbolique de sept et des corbeilles de figues-fleurs ou de grenades pour les plus pauvres, en reconnaissance et témoignage d'amitié.
Notre père, quatrième génération "d'européens" de Kabylie; occupe la fonction de maire de la commune". C'est un ami des kabyles et un partisan d'une évolution des sociétés algériennes; il est à la tête d'une équipe municipale à majorité Kabyle, avec en particulier son ami Mouloud Feraoun comme adjoint, et les amines d'Aguemoun, de Taourirt Amokrane. de Taourirt Mimoun. de Taddert Bouada. de Taddert Oufela. d'Aît Frah......comme conseillers municipaux, tous hommes remarquables représentant les grandes familles kabyles.
Très attaché à son pays, il soutient les travaux du père JM Dallet. homme discret qui laissera dans ses études sur la langue kabyle un travail inestimable.
 
 
       
Marcel Frapolli & Marcelle Gomila
 
       
Le 23 août 1955 à vingt heures, la famille est réunie

Le 23 août 1955 à vingt heures, la famille est réunie pour le repas du soir dans notre maison familiale, maison isolée, bâtie à l'écart du village.

Ce soir d'août, les bruits de la montagne kabyle s'estompent; la nuit tombe, dévoilant un ciel étoile particulièrement net.

A cette heure le village est plus calme qu'à l'accoutumé, silencieux et désert; Marcel Frapolli quitte son travail à la mairie.

Ce soir d'Août, à la tombée de la nuit, notre père est assassiné. Il est abattu devant notre maison où il venait d'être accueilli par les plus petits.

Un seul coup de fusil, une seule pression de l'index éteint la flamme de la vie et arrête à jamais un coeur riche et généreux.

La famille terrifiée et incrédule accourt et se presse, ma mère se couche sur mon père et lui parle à l'oreille.

Le sang coule sur le bas coté gravillonné de la route.

Nous sommes isolés dans le silence de la montagne Kabyle, dans une solitude angoissante et dans un désarroi effroyable.

Le grand père Gomila. dans un coin, pleure silencieusement en demandant ce que nous allons devenir.

Cette mort violente laisse de nombreuses victimes dans son sillage, sa femme, ses huit enfants marqués à vie. nos grands parents et peut être une population kabyle amie. celle qui s'est rassemblée par milliers lors des obsèques du 25 Août 1955 à Fort-National.

- fin août 1955. notre soeur Marcelle naît à Fort National, au lendemain de la mort de notre père;
- en octobre 55. par lettre, l'Armée de Libération Nationale, ordonne à notre mère de cesser ses accouchements dans les villages, sous peine d'enlèvement de ses enfants.

- en novembre 55, suite à cette lettre les autorités militaires nous informent ne pas pouvoir assurer notre sécurité et conseillent à notre mère de ne plus se rendre dans le bled.

- en décembre 55 nous quittons définitivement Fort National pour nous réfugier à Alger et notre mère devient infirmière au dispensaire du Clos Salembier.

- en mai 1958. rassurée par les engagements politiques de la France, elle décide de placer ses économies dans la réalisation d'une petite maison d'accouchement.
M. Feraoun rapporte dans ses écrits (3): "Voilà une vraie algérienne ou je ne m'y connais pas", après que notre mère lui ai rappelé que les femmes continueront d'accoucher quelle que soit l'issue du drame algérien,

- le 26 mars 1962, la maison d'accouchement est achevée lorsque survient la fusillade de la rue d'Isly, où l'armée française tire de sang froid sur des manifestants pieds noirs, en abat plusieurs dizaines et en blesse plusieurs centaines. Ce 26 mars va constituer pour tous, le signal irrémédiable du départ et pour notre famille le début d'une véritable "déroute".

- cette "déroute" de plus de 20 ans nous conduira de Revel à Aix en Provence, de la Seyne-sur-mer à Baccarat et enfin à Eguilles. Les grands parents eux. ont échoué dans un asile en Normandie, depuis qu'un arrêté gouvernemental interdit aux pieds noirs de s'installer dans le sud de la France; ils vont successivement se laisser mourir de faim.

- durant cette "débâcle" notre mère subvient seule aux besoins de sa nombreuse famille, sans l'aide d'aucun parti, d'aucun syndicat, d'aucune église, d'aucune association, et dans l'absence de compassion et la quasi-indifférence des Français.
Aujourd'hui elle repose à Eguilles; son âme a rejoint celle de son mari dans les cieux Kabyles, comme elle l'avait toujours évoqué

- dans l'épitaphe prononcée aux obsèques de Marcel Frapolli Jacques Soustelle souhaite que "cette terre kabyle, si chèrement aimée, lui soit douce et légère", mais les Kabyles n'exaucent pas ce voeux puisque les tombes de notre arrière grand père Antoine arrivé en 1860, de notre grand père et de ses frères et la tombe de notre père, sont profanées, ouvertes, les cendres fouillées et répandues dans les allées du cimetière.
Pour parachever le tout, dans la fièvre spéculative et certainement dans un désir de gommer tout signe de notre présence, le cimetière disparaît dans les fondations d'une opération immobilière.

(1) Les isefra de si Mohand ou mhand. M. Mammeri
(2) Noces à Tipasa. Albert Camus
(3) Journal 1955-1962. M. Ferraoun
     
     
       
Le fardeau de la mémoire peut représenter une véritable torture morale, aussi en écrivant ce texte nous avons une impression d'accomplissement et un sentiment d'adieu.
famille Frapolli, place Dame capucine, les Figons, 13510. Eguilles.
Courriel ; frapolli.jp@wanadoo.fr