Une bataille de procédure qui veut retarder l'échéance

La guerre d'Algérie aura eu des procès retentissant : 1960 vit celui des Barricades, 1961 celui des généraux du putsch, 1962 celui de Raoul Salan. Le procès des conjurés du Petit-Clamart restera sans doute comme la grande affaire de l'année 1963.

La Cour Militaire de justice saisie

Or, les Premiers jours de l'année voient la création de cette Cour de Sûreté de l'état qui alimente les controverses, provoque les sarcasmes des polémistes et nourrit les talents des dessinateurs satiriques. Pour l'opinion il est acquis que c'est devant cette Cour que doit s'ouvrît le procès de l'attentat. Mais c'est mal connaître de Gaulle. Il n'a pu admettre que le Conseil d'état déclarât illégale la Cour Militaire de justice qui, à Vincennes, a condamné à mort Degueldre et Canal. Cette juridiction était sa chose, formée d'hommes à lui. Sans doute, en accordant sa grâce à un homme qui n'était pas juridiquement condamné, a-t-il déjà laissé comprendre qu'il considérait comme nulle et non avenue la décision du Conseil. Sans doute aussi la Chambre des députés a-t-elle abondé dans son sens. Mais cela ne suffit pas. Il faut une réhabilitation éclatante, incontestable, de cette Cour que toute l'opposition tient pour n'existant plus, n'ayant jamais existé, depuis l'arrêt du Conseil d'état. C'est donc devant elle que comparaîtront les conspirateurs du Petit-Clamart. Charles de Gaulle se venge ainsi d'une institution qui a osé le désavouer.

La date du 28 janvier a été choisie pour l'ouverture du procès. Légalement, la Cour de justice ressuscitée n'a plus qu'un mois d'existence environ devant elle. Il lui faudra donc juger l'affaire dans ce délai, éviter les manœuvres dilatoires de la défense, ne pas laisser se faire un nouveau procès des Barricades qui a tant servi la cause de l'Algérie française (du moins jusqu'à la fuite des principaux inculpés), et si peu celle du Pouvoir. Corollairement, il est bien évident que la tactique prévisible de la Défense va être de retarder l'échéance, de multiplier les incidents de procédure, de citer un grand nombre de témoins afin d'épuiser le délai de survie de la Cour sans que le verdict puisse être rendu. Alors le procès pourra être porté devant la Cour de Sûreté de l'état, avec un ensemble de garanties supplémentaires pour les accusés, notamment le droit d'appel et le pourvoi éventuel en cassation.

Le premier incident vient des accusés eux-mêmes, Plusieurs jours avant l'ouverture du procès, Bastien-Thiry et ses amis ont fait savoir qu'ils refusaient de se présenter devant un tribunal considéré par eux comme illégal. C'est devant un box pratiquement vide seul s'y trouve Etienne Ducasse que le général Gardet, président du tribunal, ouvre la première audience ; à ses côtés, le général Binoche, le colonel Bocquet, le colonel Reboul et l'adjudant Latreille. C'est le gaullisme qui a fait du colonel Binoche un général ; quant à l'adjudant d'aviation Latreille, on se souviendra de la phrase qu'il prononça peu de temps avant l'ouverture du procès du lieutenant Degueldre, alors qu'il venait d'être commis comme juge : " je jugerai selon les impératifs de la discipline ". Il fut un temps, pas encore très lointain, où les juges préféraient se référer aux impératifs de leur conscience ! Quant à l'accusation, elle est soutenue par le général Sudaka.

Au banc de la défense, on note la présence, redoutable pour les juges et pour le Pouvoir, de Me Tixier-Vignancour, dont la plaidoirie pour Salan est déjà considérée comme un monument de l'éloquence judiciaire celle de son inséparable adjoint et ami Me Le Coroller celle de Me Isorni, avocat du Maréchal Pétain, qui vient d'assurer que le ministre des Finances, Giscard d'Estaing, entretenait naguère des liens étroits avec l'O.A.S. Ces maîtres du barreau savent ce qu'est un procès politique. Ils veulent sauver la tête de leurs clients. On peut être assuré qu'ils feront tout pour cela, aidés par les juristes, tel Me Dupuy, qui les entourent. Il y a, au total, seize avocats.

Les accusés n'étant pas là, la première audience ne dure que dix minutes. Le général Gardet demande si les accusés viendront à l'audience de l'après-midi. Les avocats répondent qu'ils se font fort de les convaincre. Effectivement, après la pause du déjeuner, les neuf hommes sont dans le box. Ils peuvent voir devant eux, disposée sur deux tables, une partie des armes qui leur ont servi pour l'attentat, promues désormais au rôle de pièces à conviction ; notamment, le fameux fusil mitrailleur, plusieurs mitraillettes, des caisses de munitions, quelques papiers. Face aux juges, accroché au plafond, a été installé un plan des lieux où se produisit l'attentat, ainsi qu'un écran de projection. L'ensemble est assez peu solennel, Ce n'est plus la salle de cinéma de province dans laquelle le lieutenant Degueldre avait été condamné à mort, niais ce n'est pas non plus l'appareil de justice majestueux et vieillot qui entoure généralement les affaires de cette importance.

Pour le début de cette pièce, les principaux acteurs vont jouer un rôle de figurants. Bertin, Ducasse, Prévost, Constantin, Varga, Buisines sont en civil ; Magade a revêtu l'uniforme du soldat de l'armée de l'air, Alain de La Tocnaye celui de lieutenant d'artillerie, Bastien-Thiry celui d'ingénieur militaire en chef de l'armée de l'air. Les uns et les autres déclinent leur identité. Bastien-Thiry veut faire une déclaration liminaire ; le général Gardet l'en empêche, désirant faire lire par le greffier les quarante feuillets de l'acte d'accusation. Mais la défense tout de suite intervient : les opérations de retardement, selon la terminologie militaire, sont engagées.

La Cour a-t-elle été régulièrement saisie.

Me Pierre Jacquet, défenseur du hongrois Varga, veut d'abord pour son client un interprète. Varga a pu répondre au magistrat instructeur, souligne-t-il, mais il y a loin du silence d'un cabinet à la houle d'un débat public, Cet interprète devrait notamment traduire pour Varga les feuillets de l'acte d'accusation, pièce maîtresse indispensable à l'entendement de l'affaire.

Me Tixier-Vignancour se lève à son tour. Il explique que pour la Défense, le décret du 16 janvier 1963, qui a déféré les accusés devant la Cour Militaire de justice, est nul. Ce décret se réfère en effet à la loi du 15 janvier 1963 instituant la Cour de Sûreté de l'état et validant les décisions antérieures de la Cour Militaire. Cette loi a été publiée au journal Officiel du 16 janvier. Mais pour qu'une loi, même promulguée, devienne exécutoire, il faut qu'un jour franc soit écoulé. La loi ayant été promulgué le 16 janvier et le décret qui s'y réfère également le 16 janvier, le décret concernant Bastien-Thiry est nul... juridiquement, la démonstration est évidemment irréfutable. Me Tixier-Vignancour veut bien alors pardonner au tribunal "une certaine hâte bien compréhensible ", ajoute qu'il n'y a nulle humiliation à reconnaître une erreur à condition de la réparer, et emprunte à son confrère Me Maurice Garçon cette citation : "Presque toutes les lois créant les juridictions d'exception suppriment les voies de recours. Cette suppression permet aux juges désignés de condamner, d'échapper à tout contrôle et de consommer toutes les injustices ". Sur la salle plane l'ombre de Degueldre...

Me Tixier-Vignancour a parlé une demi heure. Me Le Coroller, reprenant les mêmes thèmes, le relaie pendant une heure. Les moindres vices de procédure sont analysés minutieusement. Ainsi les inculpés ont ils été encore interrogés le 17 janvier, alors que le décret les déférant devant la Cour Militaire datait du 16. " Ce décret n'avait pas encore été notifié au parquet ", hasarde M. Sudaka.

- " Vous vous en expliquerez ", réplique Me Le Coroller. Dans la joute engagée, les premiers points sont de toute évidence marqués par la défense. Dans ses commentaires de Paris-Presse, le hargneux Christian Millau écrira le lendemain : " Cela commence bien. C'est tout juste s'ils n'ont pas demandé la tête de l'avocat général ! "...

Mais c'est au tour de Me Isorni de déposer à son tour quatre jeux de conclusions. Tout d'abord, il est nécessaire que la Cour déclare ses décisions susceptibles de pourvoi en cassation : ainsi aura-t-elle le "droit à la vie ". Ensuite, Me Isorni fait remarquer que l'exposé des faits, rédigé par le parquet de la Cour Militaire, a été signifié aux accusés le 17 janvier au matin, moins de vingt quatre heures après la signature du décret les traduisant devant cette cour.
Comment, en vingt-quatre heures, le ministère public aurait-il pu prendre connaissance de l'énorme dossier établi par l'instruction ? Une allusion au cas de Prévost prouve que le ministère public a en effet vu le dossier a une époque où il n'en avait juridiquement pas le droit. C'est un nouveau cas de nullité.

On en arrive à la ténébreuse affaire du commandant Niaux. Soupçonné d'avoir participé à l'attentat et incarcéré au dépôt, cet officier a été retrouvé, le 15 septembre 1962, pendu dans sa cellule. Me Isorni explique :

" C'était un officier d'action et ç'avait été un magistrat militaire. Il tut présenté comme le chef des "tueurs * par ta presse. La suite de l'information l'a mis hors de cause. Mais on l'a trouvé mort avant. En dépit de la version officielle du suicide, j'ai la conviction quant à moi que ce n'est pas vrai. Mme Niaux, sa veuve, déposait le 10 octobre une plainte en homicide volontaire avec constitution de partie civile. Vous connaissez assez les usages du parquet pour savoir que si le suicide avait été établi, le doyen des juges d'instruction et le parquet auraient rendu une ordonnance de refus d'informer. Il n'y en a pas eu. La plainte a été acceptée... Si un homme est tué au moment où il est sous la protection de la police, est-ce que cela ne vous parait pas anormal ? Si l'on tue pendant une enquête, pouvez-vous y rester insensible ? ... Cet homme, je le pense, a été tué en prison... Si, comme il est vraisemblable, il y a eu homicide volontaire, tout le reste de la procédure s'en trouvera vicié et nul ". Me Isorni a bien dit : " Cet homme, je le pense, a été tué en prison ". Déjà, en novembre 1961, l'un des conjurés en fuite, Georges Watin à la pittoresque silhouette, avertissait dans une lettre le commissaire Bouvier qu'un jour, il viendrait lui demander compte de sa mort. Il y a eu assez de disparitions mystérieuses dans un temps relativement récent, ici et là et notamment en Algérie, du fait de polices parallèles ou non (qu'on se souvienne de l'étudiant Charles Daudet, " pendu " dans sa prison à Constantine, ou de l'ingénieur Petitjean, enlevé par des Vietnamiens et retrouvé cousu dans un sac de chaux vive), il y a eu assez de disparitions donc, et restées inexpliquées, pour que toutes les suppositions puissent être faites.

Cependant Me Isorni lance une nouvelle attaque. Dans une lettre rédigée par lui-même et publiée (à son insu, a-t-il affirmé) par plusieurs journaux français et étrangers, l'actuel ministre des finances, Giscard d'Estaing, a été formellement accusé d'avoir transmis à l'O.A.S., au temps de la splendeur de celle-ci, des renseignements confidentiels concernant les délibérations des conseils des ministres. En langage codé, Giscard d'Estaing aurait été ce mystérieux 12 B que l'on retrouve dans plusieurs documents de l'organisation clandestine, avec laquelle il aurait été en contact par l'intermédiaire d'un non moins mystérieux 12 A - soit tout bonnement un membre de son cabinet. Vrai ? Faux ? Notons simplement que ces révélations datent des premiers jours de janvier 1963, et que M. Giscard d'Estaing, en accord avec M. Pompidou, ne s'est avisé qu'au début de février de déposer une plainte en diffamation contre Me Isorni. Il est étrange qu'il ait fallu un mois de réflexion au ministre des Finances pour s'aviser que son honneur était en jeu - et avec quelle gravité ! Mais passons. Me Isorni note que " dans les exigences de la vie clandestine restent des traces, et des traces sans contestation possible, de l'amitié fervente qu'avait un ministre pour l'O.A.S. et des renseignements qu'il lui faisait parvenir ". Ainsi, " certains sont dans le box contre qui pourra être demandée la peine de mort ", tandis que " d'autres sont au pouvoir, puissants et satisfaits ". Et l'avocat de lancer ce trait : " C'est merveilleux de savoir Que ce ministre, qui faisait le budget de l'O.A.S., a fait le votre, celui de la Cour Militaire de justice... Il doit "y avoir dans la vie publique et parfois judiciaire un minimum de moralité. Elle ne sera pas respectée tant qu'il y aura les uns dans le box et les autres au pouvoir ".

Ce n'est pas terminé. Me Isorni réclame à présent un sursis à statuer en attendant que soit annexé au dossier du Petit-Clamart celui de Bonnier de la Chapelle, qui assassina l'amiral Darlan, le 24 décembre 1942 à Alger (1). " Il serait bon, ajoute l'avocat, de savoir l'appréciation que peut avoir du meurtre politique Monsieur le Président de la République. Au cours de son extraordinaire carrière, il a vu d'assez près le meurtre, soit qu'il en ait bénéficié, soit qu'il l'ait ordonné ou réhabilité... Quand l'amiral Darlan fut assassiné, Bonnier de la Chapelle, son meurtrier, fut condamné à mort et exécuté. Mais à quelque temps de là la cour d'Appel d'Alger le réhabilitait. C'est donc que l'on n'estimait pas le mobile politique infamant... ". Autre rapprochement entre l'affaire que l'on juge et l'affaire Bonnier : celui-ci, avant de commettre son crime, avait reçu l'absolution des mains de l'abbé Cordier. Bastien-Thiry a révélé quant à lui qu'il avait consulté d'éminents ecclésiastiques avant de s'aller embusquer sur la route du Petit-Clamart, et que ceux ci ne lui avaient pas déconseillé son acte.

L'avocat général Sudaka croit ne pas devoir laisser passer les accusations lancées contre le Président de la République. Mais Me Tixier-Vignancour se lève pour demander que l'on joigne au dossier celui de Mohamed Bouzama, le tirailleur qui, en juillet 1944, sans raison apparente, fracassa d'un coup de feu la mâchoire du général Giraud. Les mots "sans raison apparente " sont prononcés sur un ton goguenard. Sans doute, dans l'esprit de Me' Tixier-Vignancour, la folie de Bouzama (car les conclusions de l'enquête affirmèrent qu'il était fou) relevait-elle moins de la médecine que de la politique.

La Cour se déclare régulièrement saisie

A la reprise d'audience, le lendemain, le général Sudaka répond à la défense. Il avoue qu'après les attaques de celle-ci, il commence à se sentir en posture d'accusé. (Certains, dans la salle, songeant que le vent de l'Histoire est éminemment versatile, pensent en effet qu'un jour les rôles pourraient se trouver renversés. Mais tel n'est pas le propos). M. Sudaka croit déceler dans les propos tenus la veille par Me Isorni, et notamment ceux qui mettaient .En cause M. Giscard d'Estaing, une manœuvre de retardement. La défense fait la moue : elle a la tête de ses clients défendre, et ce n'est pas un jeu. Parallèlement, on sent naturellement le désir du tribunal d'en finir vite. Quant l'affaire Giscard, on doute qu'elle puisse ne reposer. sur du vent.

M. Sudaka demande évidemment que soient rejetées les conclusions de la défense, et le général Gardet est tout fait prêt à le suivre. M.Me Tixier-Vignancour et Le Coroller reprennent la parole, développent à nouveau les thèmes qu'ils ont longuement évoqués la veille. Me Le Coroller insiste sur le fait que la Cour Militaire de justice a été crée en relation directe avec les troubles suscités par la guerre d'Algérie. Or la guerre d'Algérie est terminée : il n'y a plus dans ces circonstances d'exception possible à"s vous déclarez compétents, vous vous emparerez de pouvoirs que vous n'avez pas ". Mais l'intention de la cour n'est évidemment pas de se déclarer incompétente. Aussi senti on bien que tour cet arsenal juridique soit déployé en vain, et que la défense elle-même ne croit pas aux moyens de droit qu'elle met en avant. La Justice politique ignore le Droit. Est-il même très logique d'accoler les termes "justice " et "politique " ? La politique a ses lois que la justice ignore, et seuls les vainqueurs de grande race aiment à se montrer équitables dans la victoire.

" Nous sommes venus ici sous la contrainte, s'écrie à son tour Bastien-Thiry, autorisé à prendre la parole. Nous ne refusons pas d'être jugés, bien au contraire, et depuis longtemps nous avons demandé à être jugés conformément à la loi, par une juridiction régulière qui soit l'émanation du peuple de France et non par une juridiction d'exception qui est l'émanation du pouvoir de tait. " Bastien-Thiry développe le raisonnement suivant : la Cour Militaire de justice a été créée à la suite du référendum du 8 avril 1962. Or ce référendum, mettant en cause une portion du territoire national, est illégal selon les termes de la Constitution.

Peine perdue. La Cour se retire pour délibérer. Lorsqu'elle apparaît à nouveau, c'est pour annoncer que les conclusions de la défense sont rejetées. Nul ne se faisait d'illusion, et les avocats moins que quiconque.

Commentant les premières audiences, Le Monde écrit le 31 janvier : " Le but de la défense, pressenti seulement à l'ouverture des débats, est maintenant affirmé sans ambiguïté. Me Tixier-Vignancour ne s'en est pas caché ; le 25 février prochain, la mise en place de la Cour de Sûreté de l'état entraînera la disparition de la Cour Militaire de justice, autrement dit de la seule juridiction dont les décisions ne peuvent faire l'objet d'aucuns recours... En fonction de ce raisonnement a donc été construit un système de défense dont il convient de souligner qu'il n'a rien laissé à l'improvisation ". On constate effectivement elle été moins belle si leurs clients s'étaient trouvés traduits

(1) Dans l'histoire de l'assassinat politique au cours des temps contemporains, le meurtre de l'amiral Darlan par le jeune militant royaliste Fernand Bonnier de la Chapelle est certainement l'un des plus mystérieux. En fait, il paraît avoir été inspiré par des milieux aussi bien gaullistes qu'orléanistes, et de puissantes interventions firent que l'enquête ne Vit jamais aboutir véritablement.

Fernand Bonnier de la Chapelle avait dix neuf ans lorsque d'un coup de pistolet, il abattit l'amiral Darlan, alors représentant du gouvernement de Vichy à Alger. Sorti des chantiers de jeunesse, puis engagé dans les corps francs, Bonnier était en relations avec un groupe dans lequel on notait Henri d'Astier de la Vigerie, le commissaire Achiary, Lemaigre-Dubreuil, Rieault et l'abbé Cordier, qui eux-mêmes entretenaient des contacts à la fois avec les milieux gaullistes et les milieux royalistes. Bonnier exécuta l'amiral avec un pistolet remis par l'abbé Cordier, et après que celui-ci lui eut donné son absolution avant le crime, Il avait reçu l'assurance qu'il ne serait guère inquiété pour cet attentat, et c'est en toute confiance qu'il se laissa arrêter. Un conseil de guerre le condamna à mort. L'exécution suivit dans l'heure. On avait laissé entendre au jeune condamné que les fusils étaient chargés à blanc...

" Cherche à qui le crime profite ". Les gaullistes et les orléanistes semblent avoir fondé simultanément de grands espoirs sur la disparition de l'amiral Darlan. Les premiers n'ignoraient pas que le représentant du gouvernement de Vichy à Alger entretenait avec le Maréchal Pétain, par le truchement d'un code secret inconnu des Allemands, une correspondance dont les termes étaient rien moins que collaborationnistes. En fait, au moment où il fut assassiné, l'amiral se préparait à se ranger aux côtés des alliés pour reprendre la lutte contre l'Allemagne, avec l'assentiment au moins tacite du maréchal Pétain. Pour les gaullistes, le coup eût été très dur : tentant depuis 1940 de se faire reconnaître comme le seul représentant des français libres, de Gaulle se fût retrouvé
Soudain avec un rival d'autant plus dangereux qu'il aurait eu l'oreille des Américains (que lui, de Gaulle, n'avait pas) et bien mieux placé que lui pour continuer la lutte armée Rien ne prouve que de Gaulle a directement trempé dans le meurtre de Darlan ; le contraire est même probable. Mais il est certain que des gaullistes anticipèrent à la préparation de l'assassinat, et que les hommes de Londres se réjouirent fort de la disparition d'un possible rival.
Quant à Henri, duc d'Orléans, dit comte de Paris, son problème est encore plus simple. Dévoré d'ambition ce jeune homme de trente ans avait été successivement éconduit par Laval et par le maréchal Pétain auprès desquels il avait fait valoir ce qu'il pensait être ses droits au gouvernement de la France, et s'était retiré en Afrique du Nord. Comme par hasard, on le trouve à Alger au moment de l'assassinat de l'amiral. Sans doute, comme de Gaulle, n'y est-il directement pour rien. Mais son entourage immédiat n'avait-il pas calculé que la place de Darlan, celui-ci étant disparu, pourrait éventuellement revenir au comte de Paris, et qu'il appartiendrait alors au prince de conquérir le pouvoir suprême à partir de cette première marche ? L'apparition du général Giraud (qui, par parenthèse, laissa fusiller Bonnier de la Chapelle à qui il ne voulait paraître rien devoir) signifia la ruine de ces espoirs.
Henri d'Astier et l'abbé Cordier turent arrêtés, puis libérés en septembre 1943. Le 21 décembre 1945, la chambre de révision de la cour d'Appel d'Alger annula la condamnation de Bonnier, déclarant que son acte avait été accompli "dans l'intérêt de la libération de la France ". Le dossier fut refermé sur une affaire dont bien des gens ne tenaient pas à ce qu'on parlât trop. devant une juridiction incontestable. Mais la hâte avec laquelle ont été élaborés les textes constituant la Cour Militaire de justice, la situation ambiguë de cette juridiction déclarée illégale par le Conseil d'état et "réhabilitée" par le Parlement, offrent toutes les ressources à des avocats en parfaite possession de leur art, et convaincus de l'importance de leur mission. La presse du régime se gausse à la lumière des débats que l'arsenal juridique des avocats est particulièrement fourni. Sans doute la partie leur eût de ce que Me Le Coroller ait déclaré : "Vous avez pu voir pu savoir à l'occasion d'autres procès politiques que des avocats s'employaient à paralyser le cours de la justice. Vous comprenez certainement que nous ne pouvons pas être confondus avec ces avocats. Nous n'avons, nous, que le souci de la justice, et aucun autre souci ". Sans doute pourrait on accueillir ces paroles avec un sourire sceptique, si effectivement la Cour de Justice ne prêtait à aucune critique. Mais c'est loin d'être le cas...

La Cour est elle régulièrement composée ?

Jusqu'à présent, seuls Me et Me Tixier-Vignancour, Le Coroller et Isorni ont mené la bataille juridique. Mais voici que se lève un autre avocat, Me Dupuy. L'argument qu'il avance est de poids : " Il paraît, affirme-t-il, que l'un des membres de ce tribunal ne pourrait se prévaloir du grade d'officier qu'il porte, et s'il en était ainsi je vous demande de songer à régulariser de vous-même cette situation ". De qui s'agit il donc ? De M. Reboul, conseiller à la Cour d'Appel de Paris. Pour siéger à la Cour Militaire, le grade de colonel lui a été conféré. Mais ce n'est là qu'un grade "d'assimilation ". M. Reboul n'est en effet que chef de bataillon de réserve. Or, pour la défense qui s'appuie sur l'ordonnance du ler juin 1962 fixant la composition de Cour Militaire de Justice, les magistrats militaires doivent être "propriétaires " de leur grade.

Cette affaire va occuper la Cour pendant deux heures. Les magistrats se sont retirés pour délibérer. A leur demande, les avocats passent à leur tour en coulisse, puis M. Sudaka répond à Me Dupuy. Pour lui, "tant qu'il est mobilisé, M. Reboul est un officier avec les prérogatives et les devoirs qui s'attachent à cette fonction ".
Me Dupuy. - Pas de confusion, M. Reboul est mobilisé comme avocat général militaire.
Me Isorni. - Il y a donc un procureur parmi les juges
Me Dupuy. - ( ... ) Il est choquant que des membres du ministère public puissent juger !

Sur le cas de M. Reboul, de nouvelles conclusions sont présentées par la défense. Le Conseil d'état, déclare Me Damien, a toujours dit que le fait de porter des insignes d'officier ne permet pas de se prévaloir de la qualité d'officier. En outre, l'officier de réserve n'a pas les privilèges de l'officier d'active. Bref, M. Reboul "assimilé ", ne peut siéger auprès des autres magistrats militaires. M, Le Coroller prend le relais de M, Damien. Me Tixier-Vignancour lui succède, puis Me Isornî. Me Dupuy reprend l'affaire... M. Reboul, juriste chevronné, apprécie en connaisseur les arguments qui lui sont opposés. Puis, sans qu'une conclusion ait pu être apportée, le général Garder suspend la séance. La défense a encore gagné une matinée, et Me Le Coroller dévoile ses objectifs en déclarant : " L'ensemble des textes vous régissant à été déclaré nul. On a voulu cependant rester dans une situation juridique incertaine. On a voulu persister dans l'emploi de règles inhabituelles, et aujourd'hui il n'y a plus de solution. Nous sommes dans une situation irrégulière. Seul le renvoi de ce procès permet d'en sortir... " Mais de ce renvoi, pour le Pouvoir comme pour la Cour, il ne peut évidemment être question.

La Cour passe outre à toutes les conclusions

A la reprise d'audience, le mercredi 30 dans l'après midi, le général Gardet annonce que le colonel Reboul a décidé de ne pas participer à la délibération le concernant. Effectivement, M. Reboul quitte son siège, sur lequel vient s'asseoir le colonel Viala, suppléant. Mais quelque temps plus tard, la Cour se prononce pour la validité de la désignation de M. Reboul. Celui ci reprend son siège. Ce n'est plus la Cour de Justice ; c'est le Châtelet, avec changement de décor à vue. La défense ne s'estime évidemment pas satisfaite, mais le général Garder à quant à lui l'intention d'en finit et d'en venir au fond du procès. La défense annonce alors : recours au Conseil d'état, avec demande de sursis à l'examen de l'affaire jusqu'à ce que le Conseil se soit prononcé. Me Tixier-Vignancour précise : " Le Conseil d'état est appelé à dire le droit. Le droit, il l'a déjà dit une fois, et nous connaissons trop cette haute juridiction pour penser qu'elle puisse refuser de le dire une seconde, car c'est une maison où l'on dit le droit. Alors, je vous demande d'accorder quelque attention à ces conclusions. Vous siégez et jugez lace à l'armée, lace aussi à l'ensemble des magistrats de France, qui savent ce qu'est une voie de recours et la respectent, et font de ce respect la loi de leur conscience. Alors, accordez ce sursis de façon à attendre l'arrêt du Conseil d'état avec la déférence qu'on lui manifeste et pour notre dignité commune à tous, afin que ce ne soit pas le Conseil d'état qui vous oblige à y déférer ". Mais l'avocat général se retranche derrière l'ordonnance du 31 juillet 1945, qui en son article 48 stipule : " Sauf disposition législative spéciale, le recours n'a pas d'effet suspensif s'il n'en est autrement ordonné par la section du contentieux ou par l'assemblée plénière ". Me Tixier-Vignancour revient à la charge : " C'est l'affaire de quelques jours, samedi... lundi... Bien sûr, vous êtes libres. Vous pouvez désirer attendre, vous pouvez le contraire, et en désirant l'un ou l'autre je vous dis tout de suite que vous n'aurez commis aucune erreur de droit. C'est seulement une question d'appréciation. (La voix se fait goguenarde). J'irai un peu plus loin : une question de convenance. Au Palais, par exemple, quand la Cour d'Appel est saisie à jour fixe, il n'existe aucun huissier qui accepterait d'exécuter une ordonnance, même assortie d'exécution provisoire. Pourquoi ? Par déférence pour la Cour d'Appel. Alors je vous demande un effort inhumain : la déférence pour le Conseil d'état. Après ce qu'il vous a déjà lait, c'est peut-être déplacé. Mais on ne sait jamais... "

Auparavant, on a épilogué sur le fait de savoir si la dernière comparution de Bastien-Thiry devant le juge d'instruction, le 17 janvier, était légale, le décret de renvoi des accusés devant la Cour Militaire datant du 16 janvier. M. Sudaka soutient naturellement qu'oui. Ses conclusions font dire à Me Tixier-Vignancour, décidément en verve :

" Je sens le peu d'expérience juridique que je me prêtais s'effilocher au fur et à mesure de ces débats et je me demande si la Cour Militaire ne finira pas par me renvoyer ce qui me rajeunirait - en première année de. faculté de droit "...

Jean-Marie Bastien-Thiry prend la parole : " J'ai été entendu en effet sur ma demande, le 17 janvier, par M. le doyen Reynaud. je ne savais pas alors que j'allais être traduit si vite devant vous, je n'ai fait ce jour là qu'une partie des révélations que j'avais à faire. Pourquoi ? Parce que ces auditions chez M. Reynaud étaient les seules occasions qui m'étaient données de pouvoir voir ma femme. Je pensais donc revenir. Donc vous noterez que ces révélations sont incomplètes. Le lendemain on m'a fait remettre votre citation à comparaître. J'ai constaté rapidement que l'exposé des laits était incomplet et j'ai adressé une lettre à M. Reynaud pour être entendu en complément. Il m'a répondu que désormais il ne le pouvait plus. Mais notez que de ce fait l'instruction est très incomplète... Nous avions parlé de trois tentatives dans cette mission qui était de mettre le chef de l'Aillât en arrestation. En tait il y a eu sept épisodes. Mais on ne parle que de trois. J'ai parlé chez M. Reynaud, le 17 janvier, de la quatrième, qui a eu lieu fin juillet. J'aurais pu parler après des trois autres. Ceci est très important. Nous sommes accusés de tentative d'homicide volontaire. Or nous avons formellement déclaré que nous ne voulions pas tuer le général de Gaulle, mais le mettre en état d'arrestation. Or ces révélations que je voulais faire auraient montré que si on avait voulu tuer le général de Gaulle, celui-ci serait mort déjà une ou deux fois. Car nous pouvions le taire. Donc cela prouve que le but de la mission n'était pas de tuer. Donc l'exposé de faits établi résulte d'une instruction incomplète. Et ce complément d'instruction vous aurait convaincus que nous ne voulions pas tuer ". La voix est nette, posée. Bastien-Thiry émaille ses phrases de nombreuses conjonction. C'est un homme qui préfère la démonstration à la diatribe Pendant toute la durée du procès, il donnera cette impression de calme, d'assurance, de confiance en soi.

Notons que pour la première fois dans la bouche d'un accusé (et la remarque est d'autant plus importante qu'il s'agit là de l'accusé principal) apparaît publiquement la thèse de l'enlèvement du Président de la République opposée à celle de l'assassinat que soutient l'accusation Jean Marie Bastien-Thiry l'avait exposée au juge d'instruction dès le mois d'octobre. La défense a bâti sur elle tout son système. Le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'aura pas la partie facile.

Avocat général Sudaka
Me Isorni & Me Tixier-Vignancour
M.Reboul
Adjudant Latreille