Hommage d'Anne Cazal, à Joseph Hattab Pacha
 
 
 
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui ; parce que c’était moi. » Michel de Montaigne.

C’était le 20 octobre, en fin d’après-midi… Je n’étais pas à mon bureau. Dans ma chambre, je préparais une valise
 
 
pour partir, le lendemain matin, auprès de celui qui se débattait, avec le courage que tout le monde lui connaît, contre l’attaque la plus sournoise et la plus douloureuse qui soit, celle d’un crabe maudit qui, après avoir dévoré un de ses poumons, s’attaquait maintenant à sa structure osseuse.

J’ai entendu sonner le téléphone, le répondeur s’est déclenché… et soudain ont résonné les cris d’une femme en pleurs, sa nièce de cœur, qui disait : « C’est fini… »…

La veille, le trésorier de VERITAS, qui passait chaque jour des heures à son chevet, m’avait appelée au téléphone, puis il avait approché l’écouteur de son oreille en me disant : « Parles à ton frère… ».

Que dire à un être cher qui souffre horriblement et que l’on sait perdu, sinon pousser un cri d’amour ? C’est ce que j’ai fait, j’ai dit d’une voix forte « Je t’aime, mon grand frère chéri, nous t’aimons tous… ».

Et notre trésorier a recueilli la réponse qu’il m’a faite, dans un souffle : « Moi aussi… » !

Ces deux mots résonneront dans mon cœur jusqu’à mon dernier jour… J’aurais bien voulu les garder pour moi, les enfouir au fond de mon être, mais je n’ai pas le droit d’agir ainsi car ces deux mots, il ne les a pas prononcés à ma seule intention.

Je lui avais dit : « Nous t’aimons tous… » et sa réponse s’adressait à tous, il vous aimait, il vous aime encore, et je suis certaine que sa présence, même invisible, nous guidera tous sur le bon chemin…

C’est lui qui m’a poussée à prendre la décision suivante : conformément à nos statuts, j’assurerai son intérim jusqu’à la prochaine Assemblée Générale de VERITAS qui verra l’élection d’un nouveau président. Jusque là, je mettrai mes pas dans ses pas et j’agirai en fonction de sa force et de sa volonté d’action… Vous pourrez vous adresser à moi comme vous vous adressiez à lui, une complémentarité exceptionnelle nous liant pour toujours « parce que c’était lui, parce que c’était moi »…

Mais je vous appelle à l’aide et à l’indulgence car nul ne peut atteindre le charisme, la puissance, le dynamisme, la fermeté, la vigueur et la robustesse de Joseph Hattab-Pacha… Pendant plus de quinze ans, il a offert à ses compatriotes un message spirituel empreint d’altruisme et de munificence, il a servi une vérité si manifestement plus humaine et plus noble que la fabulation de nos adversaires que ceux-ci n’ont pas trouvé de répliques à lui opposer.

Durant deux jours, j’ai ressenti notre combat comme un arbre frappé par la foudre, brisé en son milieu et dont toutes les branches gisaient à terre… Le troisième jour, les bourgeons que nous sommes tous ont commencé à pousser, prouvant ainsi que l’arbre survivrait. Cet arbre, c’est VERITAS, et je demande à tous de continuer ce noble combat et de dire à Joseph Hattab-Pacha : « Oui, Ami, tu es tombé, mais aujourd’hui, des milliers d’amis sortent de l’ombre, à ta place… ».

Et je ne peux mieux conclure qu’en vous livrant l’oraison funèbre que j’ai prononcée à l’église Saint Victor :

La vie humaine est un mystère qui nous échappe… Voilà que je dois rendre hommage à un être cher dont la vie était si profondément liée à la mienne qu’il me semble avoir perdu la moitié de moi-même et être, aujourd’hui, complètement déracinée.

Oui, dans ce cercueil gît une partie de ma propre vie, de mon être, car Joseph Hattab-Pacha, mon frère de cœur, n’était pas seulement un homme de droiture et un grand patriote, il était, pour moi comme pour toute sa communauté, une RACINE, solide, énergique, vivante, qui rattachait fortement les exilés que nous sommes à leur pays natal.

Il était, à lui seul, une histoire vraie et une légende… Dernier descendant d’Hussein Dey, régent turc de ce pays qui ne s’appelait pas encore Algérie, sa famille et lui-même étaient vénérés dans la Casbah d’Alger où il est né, rue Sidi Ramdame, le 5 février 1929.

A peine sorti de l’enfance, parce que son cœur était aussi grand que la nef de cette église, il avait fondé une association caritative pour venir en aide aux sans logis et mal logés… C’est dire le charisme exceptionnel acquis par ce jeune philanthrope à l’âge où les jeunes gens ne rêvent qu’aventures et avenir doré…

Dans la tourmente de la guerre d’indépendance, il a fait partie de ceux qui luttaient contre les ravages d’un terrorisme aveugle frappant, sans discernement, des innocents de toutes ethnies, hommes, femmes et enfants…

Puis, lorsqu’il a fallu s’investir davantage, il n’a pas hésité à reconquérir cette Casbah d’Alger, devenue repaire des terroristes, par la démocratie et par le droit, en se présentant à de multiples élections qu’il remportait toujours, grâce à l’attachement que lui portait la population…

La Très Sainte Vierge Marie à laquelle il vouait une dévotion particulière, que ce soit à Notre Dame d’Afrique ou à Notre Dame de la Garde, a toujours veillé sur lui…

En Algérie, par deux fois, il a échappé à une mort certaine. Une première fois lors d’un attentat, une balle tirée à bout touchant dans la nuque ressortie par la joue, attentat qui l’a laissé handicapé du côté droit. Une seconde fois où, victime d’un enlèvement à son domicile, il a été sauvé in extremis par l’intervention de ce petit peuple qu’il aimait tant.

En France, il a continué à œuvrer pour le bien de ses compatriotes, et ceci dans la droiture et contre le mensonge, fut-il d’Etat.

C’est l’amour du pays perdu qui l’a poussé à prendre la tête de notre mouvement, VERITAS, devenu, grâce à lui, un monument, j’en veux pour preuve l’affluence de ses amis dans cette église…

Il a toujours combattu pour la vérité, montrant à ses compatriotes le droit chemin qu’ils devaient prendre sans jamais s’encombrer de préjugés ou de fausse culpabilisation…

Il est resté jusqu’à son dernier souffle, comme il l’a écrit dans son dernier texte, droit dans ses idées comme dans son comportement, tisonnant toujours les cendres encore brûlantes du grand incendie allumé par un pyromane aujourd’hui encensé par la nation pour avoir détruit ce qu’il avait pour mission de préserver !

J’implore la Très Sainte Vierge Marie et tous les Saints d’accueillir à bras ouverts au Paradis cet homme sans tache, ce pur fils de Dieu, ce défenseur des Droits de l’Homme, qui restera pour moi, à tout jamais, dans ce monde ou dans l’autre, le frère bien-aimé qui a guidé toute ma vie vers le courage, la sincérité et le don de soi…

Qu’il soit, dès aujourd’hui, auréolé par le Lumière Divine, ce frère de cœur que je remercie la vie de m’avoir donné.

Anne CAZAL