Disparition Michel Rocard, un destin de militant contre  la guerre d'Algérie:
« dans le camp de l'ennemi ! »

Après 3 visites dans des villages de regroupement sur les 1000 existants en Algérie avec des complices de l'ENA il publie un rapport diffusé avec l'aide du nauséabond Edmond Michelet pour condamner l'armée Française, il continuera de porter tort à l'armée Française au retour d'Algérie en France.

Il est décédé samedi 2 juillet 2016 à 85 ans.

Chez les scouts, qu’il a fréquentés une bonne partie de sa jeunesse, on l’appelait «hamster érudit». Du rongeur, il avait le nez pointu, le regard pétillant, le corps sans graisse et la nervosité fiévreuse. Quant à son érudition, elle était sans limite dès qu’il s’agissait du gouvernement des hommes ou de l’administration des choses. Il en abreuvait sans cesse son entourage, très vite étourdi par une éloquence convulsive, où une seule phrase, scindée en innombrables parenthèses et digressions, pouvait occuper un discours entier. Assénés d’une voix métallique ponctuée d’envolées sonores ou de rires juvéniles, les arguments s’alignaient comme s’ils sortaient d’un livre, réunis dans un désordre apparent et torrentiel pour justifier une politique qu’il bâtissait en parlant.

Lutte contre la guerre d’Algérie

En conflit avec un père impérieux, grand savant et grand résistant, il avait refusé la carrière scientifique qu’on lui destinait pour entrer à Sciences-Po puis à l’ENA. A peine sorti de l’adolescence, il avait adhéré à la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) par conviction européenne et progressiste, tentant vainement d’y entraîner son ami et condisciple Jacques Chirac.

Très vite, la politique algérienne de Guy Mollet le jette dans la dissidence. Secrétaire des Etudiants socialistes, il récuse la guerre menée par ses aînés et prépare la scission qui aboutira à la fondation du PSA (Parti socialiste autonome) avec Alain Savary et Edouard Depreux, les justes de la SFIO déshonorée par l’équipée coloniale.

Haut fonctionnaire, il adopte de pseudonyme de Michel Servet, martyr du protestantisme et de la liberté. Il passe le plus clair de son temps dans les arrière-salles des cafés et des sièges de section, refaisant inlassablement le monde et le socialisme, petite main agitée et sans fatigue de la lutte contre la guerre d’Algérie.

En septembre 1958, Michel Rocard, ancien étudiant anticolonialiste devenu inspecteur des finances, arrivait en Algérie avec toute la promotion de l'Ecole nationale d'administration (ENA).

Cette mesure de « renfort administratif », confirmée par le gouvernement du général de Gaulle revenu au pouvoir depuis juin 1958, devait contribuer à la fin de la guerre en luttant contre le sous-développement.

Il est informé par l'un de ses meilleurs amis, anciens dirigeant socialiste étudiant lui aussi, devenu officier des Sections administratives spécialisées, de l'existence d'une vaste opération de déplacement de population rurales menée par l'armée française qui, s'inspirant des principes de la guerre révolutionnaire apprise en Indochine, voulait couper le FLN de ses bases locales. Un million de personnes sont ainsi regroupées dans des camps transformés en véritables mouroirs par suite de l'absence de ravitaillement organisé. Michel Rocard décide d'enquêter et de réaliser un rapport qu'il masque sous la mission, elle officielle, d'inspecter les transformations foncières dans les régions d'Orléansville et de Tiaret et de Blida.

estiné aux plus hautes autorités de l'Etat, le général de Gaulle  en substance qui a été élu président de la République et auquel Michel Rocard accorde toute sa confiance, le rapport est effectivement transmis. Mais, en avril 1959, une fuite volontaire en provenance du cabinet du ministre de la Justice Edmond Michelet rend public ce document.

Ce dernier trait de sa personnalité ne peut pas être dissocié des relations difficiles, mélange d’admiration et de frustration, qu’il avait avec son père. Yves Rocard était un scientifique de haut niveau. Quand, à 17 ans, Michel décida de faire Sciences-Po, il cessa d’être pris au sérieux par son père, et tenta toute sa vie, parfois inconsciemment, de reconquérir son estime. Yves était conservateur.

Le jeune Michel fut progressiste, mais intégra l’influence paternelle, en étant très vite proche d’un socialisme humaniste, plus que du marxisme.

« Georgs Servet », son pseudonyme de militant

Michel Rocard s’engage dans la mouvance de la SFIO (ancêtre du PS) dès 1949 et devient six ans plus tard secrétaire national de l’Association des étudiants socialistes. Déjà la SFIO bat de l’aile, empêtrée dans les compromissions de l’IVe République et les mensonges de la guerre d’Algérie. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris – où il milite à l’UNEF et combat un dénommé… Jean-Marie Le Pen –, Michel Rocard sort de l’Ecole nationale d’administration dans la promotion « Dix-huit juin », en 1958. Il intègre alors l’inspection des finances. La même année, il quitte la SFIO, découragé, comme tant d’autres, par la politique de Guy Mollet.

C’est là qu’il participe à l’organisation d’un parti de gauche, le Parti socialiste autonome (PSA), dont le titre de gloire principal est d’avoir refusé d’accueillir dans ses rangs… François Mitterrand. Le petit parti deviendra le PSU en 1960.

L’histoire de Michel Rocard se confond alors avec celle de toute une génération qui, transitant au PSU, à l’UNEF ou ailleurs, lutte contre la guerre d’Algérie. Après la fin du conflit, Michel Rocard, qui a pris un pseudonyme, Georges Servet, pour que ses activités militantes soient compatibles avec son statut de haut fonctionnaire, commence, déjà, à se ranger dans une gauche « moderniste ».


Jean-Marie Le Pen reproche à Michel Rocard d'avoir été dans
"le camp de l'ennemi" lors de la guerre d'Algérie.

L'ancien président du Front National, Jean-Marie Le Pen, lui reproche, sur son compte twitter officiel, d'avoir été "dans le camp de l'ennemi" lors de la guerre d'Algérie.

"On oublie de dire que Michel Rocard fut un combattant de la guerre d'Algérie: dans le camp de l'ennemi !", a écrit dimanche matin Jean-Marie Le Pen.


Michel Rocard n'a jamais caché son hostilité envers la guerre d'Algérie, ce qui fut d'ailleurs l'une de ses motivations pour se lancer en politique.

Camps de regroupement

Le rapport de Michel Rocard sur les camps de regroupement dans la guerre d'Algérie, remis le 17 février 1959 à Alger à Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement, et rendu public les 16 et 18 avril par France Observateur et Le Monde, puis intégralement par Témoignages et Documents grâce à une fuite sciemment organisée au cabinet du garde des Sceaux Edmond Michelet.

Par un document de vingt- quatre pages fondé sur une enquête de terrain, un jeune inspecteur des finances, ancien élève de l'Ecole nationale d'administration, ancien dirigeant socialiste étudiant, révélait un fait majeur du conflit algérien, resté jusque-là ignoré de l'opinion métropolitaine et de l'autorité civile, à savoir le par l'armée de plus d'un million de villageois musulmans, opéré par les responsables militaires dès 1955 dans le but d'interdire aux forces nationalistes algériennes la possibilité d'utiliser les campagnes à leur profit

Le commandement en chef en Algérie, attentif aux enseignements de la guerre révolutionnaire appris en Indochine, créait des vastes zones interdites censées prouver leur efficacité dans la lutte contre le FLN.

Les conclusions de la « Note » de Michel Rocard attestent du caractère d'extrême urgence rencontré sur le terrain et de l'impérative nécessité d'agir pour éviter le pire, quelles que soient les solutions retenues pour y mettre un terme. « II importe peu que la solution choisie soit celle qui est proposée où une autre. Mais il importe que le problème soit posé dans ses termes propres : par suite des nécessités de la pacification un million d'hommes et de femmes et d'enfants sont menacés de famine. Les méthodes administratives traditionnelles sont totalement inadaptées pour faire face à un tel problème. Les mesures à prendre doivent être plus remarquables par leur ampleur que par leur réglementaire. Elles seront nécessairement appliquées dans une phase par le Commandement militaire et les officiers des affaires algériennes, seuls en mesure de le faire. Ces mesures n'en devront pas moins tendre à mettre en place des organismes et des circuits économiques viables pour des temps plus cléments. »

La révélation de l'enquête de Michel Rocard donna une impulsion décisive à l'amorce d'un mouvement de protestation contre les camps L'émotion fut grande en métropole après les révélations du Monde et de France Observateur.

La poursuite du processus s'inscrivit dans une politique de développement du milieu rural algérien, et ce changement d'objectif atténua quelque peu la souffrance des populations déracinées puisqu'elle donnait un but plus « positif » aux Ils ne signifiaient plus seulement la mort lente des regroupées. Le délégué général du gouvernement fit cesser les pratiques administratives clandestines de l'armée et imposa un contrôle civil sur des camps que la France ne voulait pas voir.

L'impact du rapport Rocard sur cette évolution est indéniable, à la fois quand Paul Delouvrier prit connaissance du à partir du 17 février et puis quand celui-ci fut divulgué par la presse. L'intérêt pour les camps passa cependant rapidement au second plan, éclipsé dès 1960 par le choix du général de Gaulle d'engager la France dans la voie de la décolonisation en Algérie.

Alors que le regroupement continuait de s'exercer dans les campagnes avec toutes les conséquences matérielles, et sociales qu'il impliquait, la connaissance d'un tel phénomène disparut, à l'inverse de ce qui se produisit avec le cas de la torture.

En septembre 1957, le 5e Bureau de l'état-major chargé de la guerre psychologique recommandait d' « éviter de donner aux centres de regroupement l'aspect de camps de ». « Le terme de camp devra disparaître de la terminologie », ajoutait le 17 septembre l'inspecteur général de l'administration préfet de Constantine Maurice Papon (cité par Charles- Robert Ageron, art. cit., p. 331). L'historien indique aussi que le journal Libération affirma dans son édition du 7 mai 1959 que les « dirigeants de la Croix- Rouge française sont restés insensibles à la tragédie des camps de regroupements » (ibid., p. 355).


La recherche scientifique refléta la disparition de cette connaissance L'historiographie sur les camps de regroupement est restée presque lacunaire en dépit des données établies au début des années 1960 par Pierre Vidal-Naquet, Pierre Bourdieu et le géographe Xavier de Planhol. En 1967, Michel Cornaton achève et publie une thèse de sociologie sur les camps de regroupement. Le rapport de Michel Rocard y est peu présent, parce qu'il a été très mal identifié. Michel Cornaton évoque seulement le « rapport que des enquêteurs français ont remis à M. Delouvrier en 1959 » et en cite quelques passages.

Il faut attendre 1975 et la première mention du nom de Michel Rocard par Pierre Vidal-Naquet pour que l'on commence à parler davantage de ce rapport et de l'engagement de son auteur. Ce processus de divulgation ne modifie guère pour autant la situation historiographique. Il faut attendre l'année 2000 et la tenue d'un colloque à Montpellier  pour qu'un second historien, Charles-Robert Ageron, réalise une étude qui se situe à mi-chemin entre une synthèse des informations existantes et un travail de recherche véritable .

Si les conditions de réalisation du rapport Rocard ne sont guère établies et présentent des erreurs factuelles pourtant facilement corrigeables, en la mesure de l'impact de sa révélation publique est conduite sans toutefois que l'on puisse discerner avec une entière précision ce qui relève des conséquences de la fuite du ministère de la Justice et des publications des 16 et 18 avril 1959 ou bien des échos de l'appel du secrétaire général du Secours catholique, Mgr Jean Rodhain, lancé le 11 avril précédent dans La Croix.

Néanmoins, la révélation publique de l'identité de l'auteur de la « Note sur les Centres de Regroupements » a suscité un timide renouveau pour le et son histoire.

Une série d'informations a été progressivement livrée.

Michel Rocard raconta à nouveau cette histoire dans un livre d'entretien publié en 1991 par les éditions Flammarion. 

Ce sens du rapport, transmis comme un secret que l'on se confie trouva son expression publique avec la brève analyse qu'en fit Jacques Julliard, également proche de Michel Rocard et opposant dans sa jeunesse à la guerre d'Algérie.

En 1991, l'édition Complexe des actes de la table ronde de l'IHTP sur « La guerre d'Algérie et les intellectuels » publia l'analyse de Jacques Julliard sur « la réparation des clercs ». L'historien que « la première fondation de l'antitotalitarisme en France, ce fut la lutte contre la guerre d'Algérie.

Il y a eu des camps en Algérie ; même si, bien entendu, ces camps ne sont pas comparables aux camps nazis ou aux camps staliniens, il reste qu'il y a eu des camps et que, dans l'esprit de beaucoup de gens — il y a eu un rapport qui fait partie de la mythologie de la période : le rapport Rocard sur les camps — il y a eu l'amorce de la réflexion postérieure sur le totalitarisme. »  Par ce document et cet engagement, nous précisa-t-il en 2003, « Michel Rocard faisait sortir cette histoire d'un cadre purement colonial pour l'inscrire dans une perspective plus générale, celle des camps et du totalitarisme » .

L'appartenance protestante de Michel Rocard retint quant à elle l'attention de l'historienne Michèle Cointet qui écrivit dans son étude de 1995 sur De Gaulle et V Algérie française 1958- 1962 : « L'humanisation des peines, la présence active dans les camps sont considérées par les protestants comme une de leurs missions. Ils revivent, comme les catholiques du groupe Michelet, les heures de l'Occupation et révèrent l'action de la CIMADE.

Certains envisagent la constitution d'une nouvelle gauche, fondée sur la morale et la dénonciation des compromissions colonialistes de la SFIO. Ce n'est pas sans doute par hasard qu'un jeune énarque protestant, Michel Rocard, fût chargé d'une enquête sur les camps de regroupement. »

Comment expliquer cette si forte représentation d'un rapport d'apparence administrative et technique, intitulé sobrement « Note sur les Centres de Regroupements à l'attention de Monsieur le Délégué Général du », remis aux autorités compétentes et finalement transmis à la presse contre l'avis même de son auteur qui se garda bien ensuite de s'en faire l'écho ?

De surcroît, le rapport Rocard n'était ni le premier document officiel à rendre compte de la réalité des camps de regroupement et à s'en émouvoir, ni la seule enquête de l'Etat à être rendue publique.
Ces questions sont nécessaires, parce qu'elles s'imposent à tout historien confronté à un objet chargé de représentations, et parce qu'elles touchent aussi à un événement très emblématique de l'histoire contemporaine à savoir la résistance à la guerre d'Algérie qui divisa les socialistes français et conduisit à leur scission avec la création du parti socialiste en septembre 1959.

Au-delà, c'est même tout le destin de la « deuxième gauche » qui est interrogé, elle qui a fondé son émergence, sa modernité, sa raison d'être sur un retour à la morale et une fidélité à la vérité dans le contexte même de la guerre d'Algérie. On le sait, ces valeurs ont décidé de l'engagement d'hommes et de femmes au PSA puis au PSU, et de la constitution progressive d'un socialisme rocardien qui représente pour la seconde moitié du xxe siècle ce que fut le socialisme jaurésien pour le premier. Tout refroidissement critique de l'acte fondateur de cet avènement éthique et politique, cette résistance partie de la création en janvier 1957 du Comité socialiste d'études et d'action pour la paix en Algérie, ne présente-t-il pas le danger d'affaiblir la valeur de cette origine et donc, par effet, la certitude de beaucoup de convictions.

Mais, à l'inverse, l'établissement rigoureux de l'action de Michel Rocard en Algérie et des textes qui ont entouré cette aventure algérienne d'un jeune militant socialiste devenu inspecteur des finances ne contribueraient-ils pas à confirmer la valeur d'un fondement déterminant pour l'histoire de la gauche et au-delà, son avenir.


La question de l'Etat est posée également dans toute son importance. Au problème de savoir ce que peuvent et ce que doivent des hauts fonctionnaires confrontés à une tragédie humaine, le rapport de Michel Rocard propose une réponse qui n'aura de validité qu'à la condition d'opérer une étude critique de ce document et de cette histoire. La mesure du service de l'Etat en situation coloniale trouve ici un cas exemplaire, par le contenu du dossier, par sa signification, mais aussi par son pouvoir de restitution d'un passé à deux millions d'Algériens qui ont vécu dans ces camps, qui y sont nés, ou qui y sont morts, parfois si jeunes, avec pour seul bagage une brève existence, mutilée.

Pour ce faire, il convient en premier lieu de saisir les motivations de l'auteur de la « Note sur les Camps de Regroupement » et de comprendre la nature de l'enquête qui a rendu possible un tel document. Il conviendra ensuite d'attester de l'information communiquée par le rapport et de son impact sur la situation révélée, depuis sa communication au délégué général du gouvernement jusqu'à sa divulgation dans la presse. Il conviendra enfin de suivre les processus de connaissance du document et de qui l'a rendu possible de manière à établir les bases historiques d'une mythologie politique.
Le choix d'une enquête indépendante

La « Note sur les Camps de Regroupement » résulte d'une enquête dès l'arrivée de Michel Rocard en Algérie en septembre 1958. Ancien élève de l'ENA, appartenant à la promotion de 1958 (« Dix-Huit Juin »), ayant opté pour le corps de l'inspection des finances, il est parti, comme ses camarades, prendre un premier poste dans ces départements. Le du général de Gaulle a en effet maintenu et même renforcé les du décret du 30 janvier 1958 obligeant les élèves à effectuer une année en Algérie sous le régime dit de « renfort administratif » afin de « pallier l'insuffisance des effectifs de fonctionnaires nécessaires au bon des services de l'Algérie ». La promotion 1958, la première à être concernée, est partie en Algérie au début de l'année 1958, à l'exception de quelques élèves dont Michel Rocard qui était déjà père de deux enfants. Les critères d'exemption ayant été relevés, celui-ci est contraint de partir à son tour, en pleine activité militante, au moment où la minorité socialiste à laquelle il appartient commence à entrer en dissidence. En partant en Algérie, Michel Rocard ne suspend pas seulement ce militantisme ininterrompu depuis 1949, année de son adhésion au groupe de Paris des étudiants de Sciences-Po. Il endosse pour la première fois les habits du haut serviteur de l’État.

L'Algérie est sa première mission. Souhaitant connaître le pays par lui-même, il demande au chef des stages de l'ENA, Pierre Racine, futur directeur de cabinet de Georges Pompidou, d'emmener sa voiture.

A son arrivée à Alger, Michel Rocard est attendu par son ami Jacques Bugnicourt, ancien secrétaire national des étudiants socialistes, effectuant son service national en Algérie et devenu à ce titre officier des Sections administratives spécialisées (SAS). Beaucoup de ces cadres étaient en charge des centres de regroupement, mais lui-même avait été affecté au cabinet du général Gracieux, préfet du département d'Orléansville.

Bugnicourt annonce d'une part à Michel Rocard la nouvelle de la des minoritaires de la SFIO qui, entraînés par Edouard Depreux, Alain Savary et Robert Verdier, venait de créer le parti socialiste SFIO (autonome). Il l'informe d'autre part d'une situation tragique, que Michel Rocard ignore totalement, celle des populations musulmanes déplacées par l'armée française et rassemblées dans des camps pudiquement qualifiés de « centres de ». Sensibilisé par ces informations qui indiquent la réalité d'un drame humanitaire, Michel Rocard accepte de réaliser une enquête préalable, totalement informelle, mais que facilitera Jacques Bugnicourt puisque celui- ci, en tant qu'officier SAS, a les moyens de se déplacer et de s'approcher des camps, certains étant du reste non clos et assez faciles d'accès.

Il s'agissait, précisera Michel Rocard, d'« authentifier notre » afin de se donner les moyens de pouvoir alerter les plus hautes autorités de l'État, à savoir essentiellement le général de Gaulle auquel Michel Rocard accorde sa confiance, notamment par fidélité familiale.

Son père, Yves Rocard, grand résistant, est un ancien des forces navales françaises libres. Pour Michel Rocard, De Gaulle a en tout cas montré qu'il n'était pas « un fasciste ». Jacques Bugnicourt ne lui tient pas un autre discours. Il ne lui demande pas d'agir au nom des vieilles solidarités militantes et socialistes. Il le place au contraire devant ses responsabilités d'administrateur au service de l'autorité civile. « Tu arrives, tu es au cœur de toute une promotion de l'ENA, vous allez avoir des copains qui sont chefs de cabinet chez tous les généraux-préfets, il y en aura d'autres dans l'administration centrale, c'est un système de renseignements comme il n'y en pas deux, il faut absolument alerter les pouvoirs publics et le général de Gaulle. » Le but recherché vise à provoquer une réaction de l'État qui sera d'autant plus légitime que l'enquête elle-même émane de l'administration. Les souvenirs de Michel Rocard sont très clairs à ce sujet. Une pensée de l'action publique s'en dégage.

Cette posture « apolitique » ne signifie pas pour autant qu'elle ne trouve pas ses origines dans des expériences politiques et des choix personnels. Michel Rocard possède un long passé de militant socialiste engagé dans la lutte contre la colonisation et la guerre d'Algérie. Au printemps 1957, il rédige avec Henri Frenay un long mémorandum sur « Le drame algérien » et la solution de l'indépendance qui est présenté à la section socialiste du VIe arrondissement de la capitale, et dont le projet de résolution finale est publié en juin 1957 dans le Bulletin intérieur de la SFIO. Pendant l'été 1958, Michel Rocard s'investit dans le combat des minoritaires qui s'identifie de plus en plus à l'enjeu moral et politique de la guerre d'Algérie. Il assume le secrétariat du Comité socialiste d'études et d'action pour la paix en Algérie qui sera la véritable matrice du PSA 34. De ses origines familiales, Michel Rocard tire aussi des convictions libérales et protestantes, tandis que le souvenir de l'occupation nazie lui rend intolérable toute situation de par la contrainte armée.

Les premiers constats opérés sur le terrain confirment le cri d'alarme lancé par Jacques Bugnicourt. Michel Rocard décide de s'investir davantage et d'effectuer les « repérages » nécessaires à tout travail crédible d'information. Dans l'entretien conduit en vue de l'édition critique du rapport sur les camps, Michel Rocard indiqua les modalités de cette pré-enquête : « on ne disposait d'aucune documentation. On a dû travailler presque uniquement par visites. On a commencé tous les deux à se balader ici ou là, en faisant attention aux couvre-feux ou à quelques embuscades sans gravité, ainsi qu'aux pièges du terrain. [...] Pendant ces trois mois — septembre, octobre, novembre 1958 — nous étions vraiment tout seuls, en essayant d'en voir le plus possible dans les nombreuses régions concernées par les camps. On partait très tôt le matin, en se levant à quatre heures, quatre heures et demi, pour être à pied d'oeuvre dès la levée du couvre-feu, à cinq heures. On s'approchait le plus possible des camps, c'était assez facile, il n'y avait pas de barbelés : les gens crevaient de faim mais ils ne savaient plus où aller. Le problème le plus dramatique de ces regroupements, c'est que l'armée avait oublié les troupeaux, les poulets, les récoltes. Les militaires qui surveillaient ces populations étaient plutôt débonnaires et navrés. Le touriste de passage, surtout habillé en haut fonctionnaire et accompagné d'un officier en n'inspirait pas de méfiance. En cas de problème, nous avions une tactique toute simple, celle de demander notre chemin. On a pu voir ainsi un certain nombre d'horreurs. Pour y mettre un terme, il fallait commencer par en mesurer l'ampleur, puis les décrire, et enfin les faire connaître. Notre première tâche, avant même la description des camps, était l'évaluation numérique. On comprend vite qu'il ne faut pas rester trop longtemps, juste le temps de compter baraques et maisons lorsqu'il y en avait. On notait des lieux, on gardait des traces de ces dénombrements. »

Une rencontre avec Paul Delouvrier courant novembre lui montre qu'une autorité civile indépendante du pouvoir militaire est susceptible de se mettre en place en Algérie. En effet, le futur délégué général du gouvernement mène une mission exploratoire avant sa nomination effective par le général de Gaulle et son arrivée à Alger le 18 décembre 1958.

Cet inspecteur général des finances, ancien collaborateur de René Mayer, haut fonctionnaire de la CECA sera certes placé officiellement sous l'autorité du nouveau chef du gouvernement, Michel Debré, après l'élection du général de Gaulle à la présidence de la République le 21 décembre 1958. En réalité, il conserve un contact direct avec le chef de l'État dont il dépend « pour la direction politique » 36.

Lors de cette première rencontre avec Paul Delouvrier, qui n'est pas encore officiellement délégué général en Algérie, le jeune inspecteur des finances l'informe surtout de la situation de pouvoir absolu du haut détenu par le général Salan.

Celui-ci, depuis le départ de Robert Lacoste, cumule les pouvoirs civils et militaires. Les camps de regroupement sont semble-t-il évoqués entre les deux hommes, mais ils ne constituent pas l'objet central de l'entretien. Michel Rocard a cependant pu vérifier qu'une nouvelle donne politico-administrative allait se mettre en place en Algérie. Il poursuit alors son enquête avec Jacques Bugnicourt. Le 18 décembre, Paul Delouvrier revient en Algérie, cette fois comme représentant du en charge des pouvoirs civils. Il est notamment accompagné par Eric Westphal, ancien secrétaire particulier de Jean Monnet, qui a demandé à le suivre et à faire partie de son cabinet. Il se verra d'abord confier les affaires sociales puis il héritera très rapidement des délicates questions de justice, incluant les cas de torture et d'exécutions sauvages. Éric Westphal et Michel Rocard se connaissent depuis l'école primaire, ils ont tous les deux suivi les cours de l'Ecole alsacienne. Des photographies familiales les à l'âge de sept ans, en 1937, en compagnie de la jeune sœur de Michel Rocard, dans la villa de Saint-Benoit que louaient ses parents. Son père, pasteur, est un membre éminent de la communauté protestante : en 1959, il est vice-président de la Fédération protestante de France alors que Michel Rocard garde encore des responsabilités au sein de l'Alliance des équipes unionistes, membre de la « Fédé ». Michel Rocard obtient ainsi de son ami d'enfance un accès facile et immédiat au délégué général. Il peut cette fois aborder la question cruciale des camps, d'où l'autorité civile a été exclue, et du drame qui s'y déroule à l'abri des regards extérieurs. Paul Delouvrier demande alors à Michel Rocard d'intensifier son enquête et de lui remettre un rapport. Mais il ne lui signe aucun ordre officiel et laisse au jeune des Finances le soin de se débrouiller avec une enquête qui ressemble à une mission clandestine et qu'il pourra toujours désavouer le cas échéant. Les contraintes nouvelles créées par la demande officieuse de Delouvrier oblige Michel Rocard à se protéger lui aussi en trouvant une couverture à l'abri de laquelle il pourra enquêter plus méthodiquement. Il lui faut pénétrer dans les camps, ce qu'il n'a pas encore fait avec Jacques Bugnicourt.

Le fonctionnaire utilise alors les ressources du service de l'Etat et, les marges de manœuvre que représente la mission d'inspection des finances publiques. Il convainc le chef de brigade du corps, René Lenoir, de lui confier une enquête en marge d'une mission ordinaire d'inspection qui consistait dans la vérification du service de la topographie et de l'organisation foncière. Par suite des « événements d'Algérie », cette administration chargée du cadastre local ne sortait plus sur le terrain. Michel Rocard propose d'enquêter sur les modifications intervenues dans la situation foncière que le service de la topographie aura, tôt ou tard, à prendre en charge. René Lenoir accepte sans poser de questions, et il confie à son subordonné la mission de conduire « dans l'Igamie d'Alger, des problèmes fonciers posés par la réforme agraire et les regroupements » 

Des cinq autres inspecteurs, Michel Rocard est le seul à être allé sur le terrain. Il a bien rédigé un rapport sur « l'évolution récente de la situation foncière en Algérie ». Ce document a suivi la voie officielle et il a été intégré au travail des cinq autres inspecteurs qui ont vérifié le service de la topographie sans sortir de ses locaux. Dans le même temps, Michel Rocard a conduit une toute autre enquête dont lui seul, Jacques Bugnicourt et Éric Westphal connaissaient l'objet et l'enjeu  « Ce qui est clair, précise Michel Rocard en 2002, c'est que ce détournement de fonctions d'inspecteur des finances [a été] de mon propre fait, à l'intérieur de mon administration. Paul Delouvrier n'a pas su ce qui s'était passé ni j'avais procédé administrativement. » Les collègues de Michel Rocard ne soupçonnèrent pas, de leur côté, l'objet réel de l'enquête menée sur le terrain. « Je me sentais en mission de services spéciaux », résuma-t-il trente- cinq ans plus tard.

Le tournant pris par l'enquête permit d'en élargir les moyens et d'en changer les modalités, dans le but d'une meilleure efficacité. Cependant, le cadre officiel détourné qui était le sien empêchait par exemple d'obtenir des financements spécifiques. Michel Rocard dut se contenter pour cette raison de limiter son investigation aux arrondissements et départements d'Orléans- ville, Tiaret, Blida, là où Jacques Bugnicourt pouvait apporter aussi une aide maximale puisqu'il était sur place. Les premiers camps visités au cours des trois premiers d'enquête privée ne furent pas inspectés, faute de temps. En effet, Michel Rocard considérait, comme Paul Delouvrier, qu'il y avait une extrême urgence à pouvoir disposer rapidement d'un rapport capable les autorités civiles du drame en cours et de leur permettre de réagir. Cette contrainte explique le caractère atypique du document remis le 17 février 1959. « Ce rapport sur les camps reste ainsi, d'une certaine manière, rudimentaire par rapport aux canons du rapport de mission de la haute fonction publique. S'il avait fallu, au titre de ce rapport, penser la prise en charge administrative de ces populations, c'est un travail d'une toute autre ampleur qu'il aurait fallu faire. Déjà, j'avais pu connaître, informer, Il y avait aussi une urgence. Avec Paul Delouvrier, nous nous étions mis d'accord sur la réalisation rapide de l'enquête. Les gens mouraient de faim : j'étais comptable de toutes ces vies aussi longtemps que je n'avais pas fini. »

La production d'une information sur les camps

Puisque le document remis à Paul Delouvrier diverge du rapport standard , Michel Rocard opte pour l'appellation de « Note » qui renvoie davantage au travail en cabinet dont lui-même a eu une brève en avril 1956 lorsqu'il était chargé du courrier parlementaire auprès d'Alain Savary, son « patron » en politique, à l'époque secrétaire d'Etat chargé des Affaires marocaines et tunisiennes dans le gouvernement de Guy Mollet. Néanmoins, l'ensemble s'apparente bel et bien à un rapport, par son volume, le travail d'enquête menée à la base et sa capacité à définir un problème général. La « Note sur les Camps de Regroupements » s'ouvre sur l'exposé des motifs, des méthodes et des résultats :

La présente note se fonde, d'une part, sur la documentation disponible à Centrale, d'autre part, sur les constatations faites à l'occasion de la visite d'une quinzaine de Centres dans les Départements d'Orléansville et de Tiaret et l'arrondissement de Blida. Il sera fait état à deux ou trois reprises, d'informations recueillies par d'autres observateurs, celles-ci n'ont toutefois été acceptées que lorsque le témoin donnait lui-même l'information et que celle-ci présentait une précision satisfaisante.

Confrontées avec la documentation dont dispose l'Administration Centrale, les conclusions d'une enquête sur place font apparaître que :

- les regroupements sont mal connus de l'Administration,

- la situation des regroupés est souvent tragique,

- des moyens d'existence doivent être de toute urgence fournis aux regroupés qui en sont démunis.

La principale raison de la méconnaissance des camps par l'administration civile tient au fait qu'ils ont été créés par l'autorité militaire seule et que celle-ci ne reconnaît leur existence officielle qu'à partir du moment où les responsables sur le terrain, officiers SAS généralement, demandent de crédits de fonctionnement. Cette situation signifie que certains camps sont de fait clandestins et que les regroupés qui y sont enfermés échappent aux statistiques officielles. Michel Rocard peut ainsi démontrer que le chiffre de 740.908 en octobre 1958 doit être réévalué pour atteindre la barre du million de regroupés dont la moitié d'enfants. Après avoir montré que les distinctions de langage — « village regroupé », « recasement », resserrement », « regroupement » - ne sont que « peu d'utilité pratique » dès lors qu'elles ne s'intéressent pas à la question essentielle des moyens d'existence des « problème [qui] n'est pratiquement pas évoqué dans les documents officiels » émanant de l'administration théorique 44. Michel Rocard note que ses circulaires sont très imprécises et n'amène pas les autorités sur le terrain à soulever le problème des moyens d'existence des regroupés.

Cette imprécision de la documentation administrative entraîne une de la condition tragique des camps de regroupements. Certes, indique l'auteur du rapport, l'objectif militaire semble réalisé, à condition que les regroupés ne soient pas, précisément, livrés à eux-mêmes. « Or, diverses constatations concordantes font apparaître qu'un regroupement de plus de 1.000 personnes dépasse, les moyens de surveillance d'un chef de S. A. S. ou d'un Commandant de sous-quartier. Le risque existe alors de voir se les cellules FLN. » Concernant la vie quotidienne des regroupés, Michel Rocard souligne un processus d'amélioration de l'habitat, mais qui produit lui aussi des effets pervers. « II s'agit, en effet, de populations rurales pour lesquelles le gros, le petit bétail et la volaille sont une source de revenus appréciables. Or, la diminution de la surface des cours et le resserrement exagéré des maisons ont abouti à une diminution sensible de l'élevage Pour deux ou trois mètres de plus ou de moins, entre chaque maison, ce type de contrainte complique beaucoup la vie des regroupés et risque d'entraîner à échéance la dispersion des familles même si par ailleurs le village peut apparaître viable. »

La situation « tragique » du niveau de vie des regroupés, que détaille Michel Rocard, est responsable d'un état sanitaire « déplorable » et du seuil élevé de mortalité infantile, aspect le plus frappant du rapport : « Aucune statistique de mortalité n'est évidemment disponible. Toutefois certaines constatations ont été faites. Dans un village où 900 enfants ont été recensés, il en meurt près d'un par jour (Vallée de la Soummam). Un village de l'Ouarsenis rassemble 1.100 personnes, dont près de 600 enfants. Il en est mort un (deux ans) au moment précis du passage de l'enquêteur : l'officier S. A. S. remarqua que c'était le troisième en quatre jours. [...] Ceci ne vaut pas pour les regroupements du département d'Alger où la facilité des et la densité médicale permettent une surveillance très sensiblement meilleure, mais paraît exact semble-t-il pour tout le reste de l'Algérie. Le sous-équipement médical ne permet pas de faire des enquêtes précises en la matière. Il ne semble d'ailleurs pas que l'effort doive porter en priorité sur la situation sanitaire mais bien sur la situation économique : dans un des cas les plus tragiques rencontrés, un rapport médical précis que l'état général de la population est tel que les médicaments n'agissent plus. C'est donc bien le niveau de vie qu'il faut d'abord assurer. »

La perte de revenu est en effet considérable pour les regroupés, parqués en général sur de mauvaises terres — les bonnes étant traditionnellement le lieu des villages —. L'agriculture est donc quasi impossible, et l'élevage « l'élevage est encore plus paralysé par le regroupement que la culture, car il est de faire paître les bêtes sur les terres proches du regroupement, qu'elles soient cultivées par leurs propriétaires ou confisquées au profit des c'est-à-dire consacrées en priorité à la culture. La disparition quasi totale de l'élevage est une caractéristique commune des regroupements, elle que le lait, les œufs, la viande sont pratiquement exclus du régime alimentaire des regroupés. » Michel Rocard souligne à propos des chèvres l'hostilité des chefs de camps à leur égard puisque qu'elles détruisent la végétation. Mais ils ne prennent pas en compte les conséquences matérielles et symboliques de l'interdiction d'un tel élevage essentiel aux villageois algériens. Ceux-ci sont victimes aussi de la perte de leurs réserves et de leur capacité de survie dans un milieu qu'ils ne connaissent puisqu'ils ont été déracinés. « Le regroupement détruit cette connaissance et augmente la humaine sur les terres « autorisées » dont les produits spontanés ne sont plus alors que quantité négligeable pour chaque famille. De plus, l'expérience a enseigné aux fellahs que la terre d'Algérie est menacée de : malgré leur pauvreté, ceux-ci mettent, partout en Algérie semble-t-il, un soin extrême à stocker des réserves de grains couvrant au moins la consommation d'une année. L'importance de la cache, ou « matmora », est à la fois une garantie et le symbole essentiel du prestige social du chef de famille. L'abandon ou la confiscation de la matmora est le signe auquel il se confirme que le chef de famille n'est plus en état de nourrir les siens. Atteints dans leurs revenus, les fellahs le sont aussi dans leur dignité : ils sont placés vis-à-vis du Commandement et du Chef de S. A. S. dans un état de totale. Plus rien n'est à attendre de leur initiative. »

Cette dernière notation traduit une qualité majeure du rapport qui consiste à penser du point de vue du regroupé, à se mettre à la place de l'autre et à ne pas considérer les regroupements ave le seul regard de qui veut ignorer, par incompétence ou volonté délibérée, la société qu'elle déplace et enferme. D'une certaine manière, l'opération des camps de regroupements scelle l'échec des Sections administratives spécialisées venir en aide aux populations sous-développées d'Algérie quand bien même, et Michel Rocard y insistera dans son entretien de 2002, des officiers responsables de camps vivent douloureusement une situation qu'ils n'ont pas souhaitée pour les populations dont ils ont la charge. Mais ils avouent leur impuissance devant l'indifférence du commandement, notamment en ce qui concerne le ravitaillement des camps. « Le plus grave, en la matière est l'absence totale de régularité de ces prestations. Non officielles, dues à la bonne volonté d'un fonctionnaire ou d'un officier, elles sont parfois par le départ de leur initiateur. Dans un Centre visité, les distributions, seules ressources du tiers des regroupés ont mystérieusement cessé depuis un mois et demi. Les autres formes d'assistance, vestimentaire, sociale et surtout médicale sont l'objet des mêmes interruptions sans préavis. »

« Des moyens d'existence doivent être fournis aux regroupés », insiste Michel Rocard qui s'intéresse aux expériences très limitées de « réforme agraire » menées dans le cadre du regroupement. Certains officiers SAS ont agi dans cette direction, mais c'est pour se heurter alors aux carences du service de la topographie. L'inspecteur des finances retrouve ici le terrain de son enquête officielle. Son constat est d'une grande sévérité. « L'ancienneté des dernières enquêtes du Service de la Topographie, l'arrêt actuel de toutes les procédures, le fait que ce service ne sorte plus guère font que cette administration ne peut être mise à contribution que pour obtenir copie de plans anciens. Ces plans donnent une connaissance exacte des communaux et domaniaux mais sont inutilisables pour la terre collective ou privée, qui a partout subi de nombreuses mutations ou partages non enregistrées et dont de nombreuses parcelles sont en propriété indivise. Il n'est pas rare d'apprendre que l'Officier S.A. S. a passé de précieuses journées à dépouiller, parfois à prendre copie de vieux plans détenus par la Commune ou les Domaines, ou qu'un jeune militaire du contingent, géomètre de métier, a été désigné pour refaire laborieusement un levé parcellaire, qui relève en principe de la compétence du service de la Topographie. » Une fois la réforme péniblement acquise, d'autres défaillances apparaissent dans la répartition des terres et leur affection pour telle ou telle type d'activité car les françaises ignorent généralement les règles du droit musulman et les coutumes locales.

La dernière partie du rapport envisage des « Éléments de solution » qui ne visent pas à mettre fin à la pratique des regroupements, mais à éviter que les camps ne demeurent ces mouroirs décrits dans la première partie. Deux types de propositions sont formulés, les premières relevant de mesures d'urgence, les secondes d'une réforme structurelle qui s'impose elle aussi dans les plus brefs délais, comme le souligne Michel Rocard. « II demeure en tout état de cause nécessaire, à la fois de distinguer le problème de la survie des regroupés de celui de la création de villages viables et d'orienter l'action administrative vers la solution simultanée mais non confondue des deux problèmes. »

« L'initiative locale » apparaît déterminante en matière d'assistance aux regroupés, mais celle-ci ne pourra s'exprimer qu'à condition une instruction précise « qui précisera l'aide à attendre des différents services administratifs » — dont celui de la topographie —, « qui fournira un mémento des diverses procédures de réquisition et d'expropriation », et surtout « qui fixera un objectif » : « sauf impossibilité absolue, tous les chefs de famille regroupés doivent se voir attribuer au moins à titre provisoire une parcelle de terre qui leur assure un minimum de ressources. Cette attribution doit être faite si possible avant les mois d'avril ou mai, et en tout état de cause avant les labours d'automne. » Ces différentes actions de terrain, définies dans des cadres de rationalité et de légalité, rendent nécessaire « qu'une Administration civile soit expressément chargée de suivre ces problèmes sur le plan agricole pour soulager progressivement le Commandement » Mais c'est à nouveau vers l'échelon local que se tourne Michel Rocard. « II est illusoire d'espérer, explique-t-il, que les modalités de la distribution de terres aux regroupés puissent être décidées exécutées et surveillées « d'en haut ». C'est de l'échelon local que viendra l'initiative ; il ne pourra être que conseillé, secondé, appuyé en ce qui concerne ses demandes » À cette condition pourra s'établir « une administration civile, bien définie, [qui] ait autorité en la matière et soit seule correspondante de l'autorité militaire. »

Ces mesures ne peuvent être que « transitoires », insiste Michel Rocard qui plaide en faveur d'une « formule plus satisfaisante » capable de « faire naître dans les Centres de regroupement une vie économique durable. » II s'agit d'un projet de coopératives dont les « multiples avantages » sont indéniables. Placée sous la tutelle du Préfet qui déléguerait son autorité à l'officier SAS, la coopérative serait d'abord « le support juridique de toutes les opérations de distribution de terres. » « Une coopérative de regroupés sera par ailleurs un élément de permanence dans la vie du village, elle donnera une assise durable aux décisions du chef de S.A. S. qui sans cela seraient facilement mises en cause à l'occasion de la mutation de cet officier. » En d'autres termes, écrit Michel Rocard, « la création de coopératives permettra surtout de donner rapidement une structure définitive à ceux des centres de regroupement qui paraîtront viables. » Elle représenterait une solution de dépassement aux mesures d'urgence qui s'apparentent plutôt à « l'assistance des chantiers de chômage », mais qui devront être maintenues pour leur vertu transitoire  Les coopératives pourront permettre de reconstituer une vie sociale et parmi les fellah regroupés : « s'il se trouve parmi eux quelques actifs, bien épaulés par le Chef de S. A. S. ensuite par le Directeur des Services Agricoles et ses moniteurs, la coopérative de regroupés peut ses activités propres à l'instar des anciennes djemaas qui régissaient l'exploitation de la terre arch (collective). » Chacun devra y trouver son compte, les coopérateurs parce qu'ils disposeront d'une véritable autonomie de travail et d'initiatives, le commandement SAS parce qu'il sera déchargé d'un certain nombre de tâches et pourra davantage se consacrer aux mesures d'urgence. « Enfin, relève Michel Rocard, lors du retour de ce pays au calme, une existence d'un solide réseau de coopératives agricoles déjà rodées pourra dans une certaine mesure limiter les difficultés résultant de la transition entre un pouvoir militaire et un pouvoir civil. »

La portée d'un double regard

Les solutions avancées devaient permettre de juguler structurellement les risques de famine générale qu'engendrait la décision des regroupements opérés par l'armée française, les mesures d'urgence ne pouvant que pallier provisoirement cette situation tragique. La faillite des camps, où démontra son incapacité à assumer des choix qui relevaient de sa pleine initiative, autorisait bien, du point de vue de Michel Rocard, une certaine liberté avec « la perfection administrative » afin d'être efficace et rapide. Son rapport peut donc se lire aussi comme une réflexion critique sur les pouvoirs de l'action administrative en situation d'urgence et sur la paradoxalement, de s'affranchir de certains dogmes réglementaires pour mieux restaurer un Etat de droit, soucieux de ses administrés, qu'ils soient français ou indigènes. Il n'y a du reste pas de distinction de statut ni de considération strictement algérienne. Michel Rocard enquête en dehors des conditions historiques de l'Algérie coloniale : il se saisit d'un problème qui engage fondamentalement la responsabilité de l'Etat et de la collectivité, et il tente de le résoudre. On a pu reprocher à Michel Rocard de ne pas avoir pris en compte les spécificités coloniales et d'avoir aboli la distance avec la métropole en négligeant le sous-développement structurel de l'Algérie  pour un fonctionnaire métropolitain, la situation dans les camps de regroupement pouvait l'être beaucoup moins pour un administrateur depuis longtemps en poste et habitué à la misère des fellahs algériens. Cette critique, si tant est qu'elle soit exacte, n'est pas recevable dans la mesure où c'est précisément le double déplacement du regard qui fait l'intérêt de l'enquête et du rapport.

D'une part, Michel Rocard analyse la situation en fonction d'un point de vue de fonctionnaire réformateur qui considère les regroupés comme des administrés qui pourraient aussi bien résider en pleine Auvergne ou en Bretagne. D'une certaine manière, la situation coloniale lui est indifférente. Mais elle existe cependant sur le terrain, et c'est le contraste entre ce regard métropolitain, parisien, d'un jeune haut fonctionnaire de vingt-huit ans, et une réalité de tragédie humaine, qui la révèle parfaitement autant qu'elle démontre la contradiction du colonialisme censé apporter la civilisation et la prospérité et qui n'engendre que la souffrance et la mort. Michel Rocard peut alors apparaître comme une singulière anomalie dont l'action risque du désordre. En même temps, il est parfaitement dans son rôle de jeune haut fonctionnaire envoyé en Algérie pour en assurer le développement et qui commence par casser les catégories qui empêche de voir la situation réelle. Le rapport sur les camps appartient à la même démarche que celui des « hauts fonctionnaires » établissant l'importance du sous-développement algérien 48. Et c'est précisément l'imposition d'un fait nouveau et aggravant - le et le regroupement — sur cette misère qui conduit à la catastrophe humanitaire dont se saisit Michel Rocard. De ce point de vue, le choix de l'affectation pendant un an des promotions de l'ENA, conduisant à une forme d'alignement des situations algériennes et métropolitaines sous un même regard administratif, ne pouvait qu'amplifier le constat de la faillite coloniale  sur le plan économique et social, mais aussi politique.

« On peut se demander si les envois d'office des élèves de l'ENA en Algérie n'ont pas eu pour effet d'étoffer les rangs des fonctionnaires favorables à l'indépendance de l'ancienne colonie », écrit Claire Andrieu qui relève que les taux d'adhésion au Club Jean Moulin des deux premières promotions affectées en Algérie sont élevés, 29 % pour celle du « Dix-Huit Juin » et 17 % pour la promotion « Vauban » 50. Paul Delouvrier a su utiliser ce vivier de jeunes hauts fonctionnaires libéraux pour s'informer précisément de la sur le terrain et ne pas dépendre exclusivement de l'administration en place souvent trop favorable à l'Algérie française. Michel Rocard lui-même a pu profiter de ce contexte favorable, notamment à l'inspection des finances. Outre l'adhésion tacite de René Lenoir, trois des cinq stagiaires chargés de l'inspection du service de la topographie le soutiennent directement ou indirectement . La teneur du rapport général tel qu'il a été analysé par Claire Andrieu révèle une convergence de vue avec la manière dont Michel Rocard aborde la réalité algérienne. Concluant sur la situation d'ensemble du régime foncier en Algérie, le rapport écrivait qu' « on peut hésiter sur les solutions, mais non sur la nécessité d'abandonner un statu quo »

À l'inspection des finances, le délégué général peut compter, à son cabinet, sur l'action d’Éric Westphal, considéré le libéral de l'équipe, et qui sut constituer des réseaux informels très actifs qu'ils réunissaient régulièrement dans sa villa du Palais d'été, résidence du gouvernement général.

Après le départ de Michel Rocard, Jacques Bugnicourt continua de s'y rendre. Stagiaires de la promotion « Vauban » de l'ENA comme Pierre Joxe, Bernard Stasi, Philippe Rouvillois, Jacques Friedmann, ainsi que Jacques Rigaud (promotion « Dix-Huit-Juin ») furent reçus par Éric Westphal qui convia aussi, mais séparément, Pierre Bourdieu .

L'existence de ce pôle libéral déplaisait beaucoup aux patriotes.

La villa d’Éric Westphal fut plastiquée le 3 octobre 1960.

Cela ne les empêcha pas, lui et ses hôtes, de poursuivre, animés par une passion de l'Algérie détachée de toute volonté de domination, tournée vers son développement, sa démocratisation, son indépendance. Ils vécurent une période « très intense, très dure », mais l'existence de cette fraternité permit « de rendre la guerre plus propre ». Incontestablement, la présence de ces jeunes hauts fonctionnaires métropolitains avait contribué à desserrer l'emprise du pouvoir militaire et à renforcer l'autorité du pouvoir civil, notamment dans sa capacité à être informé et à être servi.

Le second déplacement du regard, caractéristique du rapport de Michel Rocard, porte sur la manière dont il analyse la situation donnée du point de vue de ceux qui vivent le problème. Intellectuellement, cette posture est d'une logique évidente. Mais cette logique, la plupart des fonctionnaires  « coloniaux » l'ont perdue ou ne l'ont jamais eue, alors qu'elle paraît s'imposer dans toute action administrative en régime démocratique ou l'administré est aussi un électeur et un citoyen. Michel Rocard peut alors apparaître aussi comme un naïf qui s'affranchit de la réalité coloniale et reconnaît aux musulmans une existence égale à la sienne, mais c'est bien son regard non autorisé qui produit une vérité sur les camps et en révèle le caractère de monstruosité.

Ce regard est le résultat de sa réflexion sur le service de l'État jusque dans ses applications de terrain les plus concrètes. Michel Rocard développe une pratique non techniciste de l'action administrative, une pratique responsable et volontariste qui en fonde le caractère politique. Il parie sur le ressort d'une administration civile compétente et déterminée dont il apparaît, à travers ce rapport, comme un de ses représentants. Il émane aussi de sa pensée ou plutôt a-colonialiste, comme il est aussi a-communiste. Ces idéologies ne sont pas de son monde. Enfin, ce regard est celui que le christ a porté sur la souffrance des opprimés et que les protestants ont choisi, dans leur grande majorité, d'assumer.

Le point de vue de l'autre est aussi celui que les sciences de l'homme et de la société commencent, à cette époque, à reconnaître et à étudier, tant en sociologie qu'en anthropologie. Ces savoirs occupent une place nouvelle dans la politique scientifique imaginée en 1954 par le gouvernement de Pierre Mendès France et la création du Conseil supérieur de la recherche et du progrès technique, et relancée décisivement, à l'époque même où Michel Rocard conduit son enquête pour le délégué général du avec la création d'une autre Délégation, celle du Premier ministre pour la recherche scientifique et technique. Sans vouloir faire de Michel Rocard un représentant de l'usage des sciences sociales dans l'Etat, il est intéressant de noter ces correspondances et le type d'esprit critique qui a dirigé l'enquête sur les camps.

On constate néanmoins que Michel Rocard ne condamne pas leur principe. Il ne prend pas position sur le fond. Il reste dans son rôle de fonctionnaire enquêteur au service d'un État de droit. Il ne revêt pas les habits du militant socialiste et anticolonialiste.

Cette distinction absolument revendiquée par lui à maintes reprises ne signifie pas pour autant que son entreprise d'enquête et le rapport qui en émane relèvent simplement du cours ordinaire du service de l'État.
Sans la décision individuelle du jeune inspecteur des finances, prise en dehors de toute injonction officielle mais selon une du rôle de l'État et en vertu d'une analyse très fine des marges de manœuvre dans l'administration, la connaissance d'une réalité comme celle-ci n'aurait pu avoir lieu, ou en tout cas pas dans ces termes et dans ces délais. Par sa révélation, Michel Rocard contribue déjà à la dénoncer puisqu'il en montre le caractère tragique. Mais son objectif est à la fois plus limité et plus ambitieux. Il s'agit de proposer des solutions concrètes pour mettre fin à la situation révélée. Celles-ci préfigurent la voie vers laquelle s'oriente le gouvernement, à savoir le projet dit des « mille villages » inscrit dans le plan de Constantine lancé en octobre 1958 pour moderniser l'économie algérienne. Mais là aussi, Michel Rocard ne se contente pas de solutions exclusivement techniques. Les coopératives n'ont pas pour seul but de constituer le cadre d'une future réforme agraire et de résoudre le des moyens de subsistance des regroupés, quand bien même de tels objectifs sont fondamentaux. À l'image de ce que les intellectuels du New Deal avaient imaginé pour le développement de la vallée de la Tennessee — où l'irrigation devait reconstruire du lien social et du lien politique grâce à la gestion en commun des ressources de l'eau -, Michel Rocard pense les coopératives comme un cadre d'expérience pour amener progressivement la démocratie en pays musulman. Vision utopique, peut-être, mais qui a le mérite d'avoir été formulée et qui dépeint la posture de Michel Rocard chez qui le devoir d'agir l'emporte sur l'idéologie politique.

L'impact du rapport Rocard

Lorsque Paul Delouvrier réceptionne le rapport de Michel Rocard le 17 février 1959, il demande à sa secrétaire particulière  de dactylographier le manuscrit en neuf exemplaires.

Le délégué et son cabinet en conservent six, et trois sont remis à Michel Rocard, un à titre d'auteur et deux autres pour les transmettre aux plus hautes autorités de l'Etat et de la République. On peut d'emblée s'étonner de la requête de Paul Delouvrier qui dispose précisément du lien avec ces plus hautes autorités. Ne souhaite-t-il pas le remettre au général de Gaulle puisqu'il ne s'agit pas d'un rapport commandé par lui ? Désire-t-il amener Michel Rocard à en provoquer malgré lui la fuite par suite de contacts imprudents à Paris ? Il n'est pas possible de répondre en l'état de nos informations. Michel Rocard continue en tout cas de tenir Paul Delouvrier pour l'homme de la décision puisqu'il ne s'empresse pas de contacter les amis qu'ils pourraient compter à la de la République ou dans certains ministères clefs. Avant de regagner la France, sa mission officielle terminée, il prend ainsi plusieurs semaines de vacances avec sa famille en Espagne. Il ne transmet les deux exemplaires que début avril 1959, à son arrivée à Paris.

Mais son rapport a déjà obtenu ses premiers effets.

La « Note sur les Centres de Regroupement » est arrivée à la Délégation générale au moment Paul Delouvrier venait de recevoir les conclusions d'une autre enquête administrative, celle de l'inspecteur général adjoint de en Algérie R. Martin chargé par son prédécesseur, le général Salan, d'examiner « Les regroupements de population » 61. Ces travaux se faisait dans la confidentialité et Michel Rocard n'en a pas connu l'existence pas plus que Martin n'a su que lui-même avait aussi enquêté, mais il a pu consulter en revanche d'autres enquêtes et circulaires qui sont utilisées dans la première partie de son rapport. Celui remis par R. Martin rejoint beaucoup de ses conclusions. L'inspecteur souligne la situation d'extrême urgence qui dans les camps. Il décrit les conditions matérielles déplorables dans lesquelles vivent les regroupés, les diminutions de revenus considérables qui résultent du seul fait de la transplantation, le niveau très élevé de mortalité, particulièrement chez les enfants, et l'inanité de réactions administratives impuissantes à juguler la tragédie. Les deux enquêteurs dénoncent à leur manière le sort imposé par le commandement militaire français en Algérie à des centaines de milliers de musulmans, en dehors du contrôle des autorités civiles qu'ils représentent. Ecrivant dans un cadre pourtant plus que Michel Rocard, puisque ce dernier n'a reçu de Paul Delouvrier qu'une invitation d'enquête verbale et officieuse, R. Martin multiplie comme lui les avertissements pour finir sur le devoir de « lancer un cri d'alarme devant l'ampleur du phénomène 62 ». Enfin tous deux proposent des concrètes pour mettre fin à cette tragédie. Mais ce rapport Martin n'a jamais été divulgué et n'est pas sorti du bureau de Delouvrier : c'est Éric Westphal qui l'avait conservé qui l'a exhumé en 2003 à l'occasion de l'édition critique des textes de Michel Rocard sur la guerre d'Algérie.

Le 11 mars 1959, un « « groupe de travail » composé de quatorze » se réunit à la Délégation générale afin de « préparer un projet de directives générales qui seraient adressées par la suite aux autorités civiles et militaires ». Le but recherché vise, selon Le Monde et son correspondant Marcel Thiébault, à « élaborer une véritable politique du « recasement » qui se substituera aux mesures empiriques et fragmentaires adoptées jusqu'ici ».

Claire Andrieu considère que les informations livrées par Le Monde sont clairement inspirées du rapport Martin et de ses sauf sur le plan du nombre des regroupés désormais évalués à « près d'un million » (et non 885 000), chiffre comparable aux estimations de Michel Rocard.

A travers ce qu'écrit Le Monde, on peut vérifier que la Délégation suit également le rapport Rocard en ce qui concerne la mortalité infantile et la carence alimentaire, signalant par exemple un fait établi par le jeune inspecteur des finances que « dans l'un des cas les plus tragiques rencontrés, l'état physiologique général de la population est tel que les médicaments n'agissent plus M ». Le 31 mars, une circulaire du délégué général prescrit qu'« aucun regroupement ne devra être opéré sans [son] accord ». La est clairement motivée. Si elle n'interdit pas en théorie le regroupement, elle en bannit pratiquement la poursuite tant que la situation alimentaire et sanitaire des regroupés ne sera pas améliorée 66, si bien que le délégué général n'autorisera que « les regroupements absolument nécessaires » 67. Le 24 avril, Paul Delouvrier décide de créer des commissions itinérantes pour étudier l'avenir, la viabilité et les besoins administratifs des centres, ainsi que la situation juridique des terrains d'implantation. Les membres de chacun des groupes « être choisis en fonction de leur dynamisme, de leur compétence et de leur aptitude à dépasser leur spécialité d'origine avant tout autre critère. »

Découlant en partie du rapport Rocard, la circulaire du 31 mars est finalement rendue publique. Un article du Monde daté du 14 avril 1959  détaille son contenu, à partir, probablement, d'un communiqué de la générale. Il importait en tout cas à cette dernière de réagir après la publication, le 11 avril dans La Croix, d'un appel solennel du secrétaire général du Secours catholique sur la situation des camps de regroupement. Mgr Jean Rodhain a passé plusieurs semaines en Algérie  et il a lui aussi établi un rapport remis à Paul Delouvrier.

 C'est dans ce contexte d'un début de connaissance publique de l'événement que Michel Rocard contacte les cabinets de la présidence de la République et du ministère de la Justice. Les raisons de ce choix sont multiples. Il s'agit bien des hautes autorités de l'État et de la République. Le général de Gaulle et Edmond Michelet aussi l'esprit de la Résistance à laquelle Michel Rocard est attaché, par son père notamment.

Enfin, Michel Rocard compte des amis dans les deux cabinets. Il remet donc un exemplaire de son rapport à un camarade de promotion qui est chargé, à l'Elysée, de trier le courrier du Général sous l'autorité du directeur de cabinet du général de Gaulle, René Brouillet. Jean Maheu choisit de mettre la « Note sur les Camps de Regroupement » dans le courrier transmis en mains propres au chef de l’Etat.

Le second exemplaire est remis à Joseph Rovan, conseillé pour les « affaires politiques » auprès du garde des Sceaux, que Michel Rocard a connu dix ans auparavant lors d'un voyage en Allemagne avec le mouvement Peuple et Culture.

Gaston Gosselin, chargé de la presse au cabinet, est également présent lors de la remise du document. Les deux hommes occupent le même bureau au ministère. Edmond Michelet leur a confié la mission officieuse d'informer la presse, particulièrement Le Monde, L'Express, France Observateur. Les trois hommes, anciens résistants, du camp de déportation de Dachau, sont largement mobilisés sur la question algérienne. Ils sont décidés à imposer l'Etat de droit en Algérie et à contrer les velléités de dictature des ultras.

Gaston Gosselin est en outre chargé de mener des discussions avec des dirigeants nationalistes et d'éviter qu'ils ne disparaissent dans la répression. Les mémoires de Joseph Rovan et des entretiens complémentaires avec les deux hommes permettent de savoir comment les choses se sont passées.

En remettant son rapport, Michel Rocard demande à ce qu'il ne soit pas rendu public, parce qu'il est destiné à l'autorité politique et en raison des risques que sa divulgation ferait courir à la suite de sa carrière de haut fonctionnaire. Il semble que Michelet, d'après Rovan, en a pris connaissance et a demandé aussitôt à ce qu'il soit montré, au ministère, à Pierre Viansson-Ponté, rédacteur en chef au Monde 76. Celui-ci est appelé Place Vendôme.

Une photocopie du rapport lui est également remise.

Le 18 avril 1959, Le Monde peut donc titrer en page quatre : « Etabli à la demande de M. Paul Delouvrier, un rapport révèle la situation souvent tragique du million d'Algériens « regroupés » ». Attribué par le journal à « six enquêteurs », le rapport est longuement analysé dans un article qui met en exergue « Une mortalité infantile élevée ». Gaston Gosselin et Joseph Rovan ayant également communiqué le rapport à France Observateur, publie, dès le 16 avril, ce qu'il appelle « le dossier du « » ». Il établit un lien direct entre la circulaire du 31 mars et le rapport Rocard dont il indique qu'il a été effectivement lu à l'Elysée : « À Paris, M. Brouillet en prenait en même temps connaissance. Le général de Gaulle lui-même était alors saisi de ce que l'on peut appeler désormais le dossier du « regroupement » ». Alors que différentes sources faisaient état d'une humanitaire en Algérie, la divulgation d'une « Note sur les Centres de Regroupement » émanant du pouvoir administratif confirme sans appel cette situation de tragédie. Le gouvernement débloque officiellement une aide d'urgence de cent millions de nouveaux francs. La publication permet aussi que les premières mesures prises par Paul Delouvrier soient suivies d'effets. La multiplication des articles qui suivent la parution des dossiers du Monde et de France Observateur incite le délégué général à révéler son « programme des mille villages » dès le mois de mai suivant. Aux regroupements nécessités par la répression militaire succèdent ceux qui sont fondés sur la économique, avant-garde d'une prochaine révolution agraire et ». Cette communication à la presse est aussi l'occasion de désavouer indirectement l'auteur de la « Note sur les Centres de Regroupements ». Le délégué général critique d'une part l'erreur de Michel Rocard qui n'a pas tenu compte du retard de développement de l'Algérie par rapport à la France, ce qui risquait d'induire en erreur l'opinion publique D'autre part, Paul Del ouvrier prend ses distances avec la « Note » en soulignant les conclusions d'un « rapport officiel », certainement le rapport Martin, et en précisant qu'elle avait été rédigée par « un fonctionnaire qui n'avait pas reçu mandat pour cela ».

Le délégué général a-t-il été effrayé par l'importance du mouvement qui se développa après la publication du rapport Rocard ? Plus considérait-il que le principe du regroupement était une voie ? Il est difficile de répondre à l'une et l'autre de ces questions. Toujours est-il que l'intérêt des journaux et des médias pour la situation des camps de regroupement  provoqua de fortes tensions avec le pouvoir militaire, après le reportage de Pierre Macaigne paru le 22 juillet 1959 dans Le Figaro sous le titre : « Que faut-il faire pour aider Bessombourg ? » Situation aggravante aux yeux de l'armée, Éric Westphal avait accompagné le journaliste sur le terrain.

Par ailleurs, Paul Delouvrier, soumis aux aussi intenses que contradictoires du commandement militaire, des Européens d'Algérie, du Premier ministre et du gouvernement dont il était le délégué, du général De Gaulle qui l'avait nommé, se trouvait dans une situation intenable qui l'incitait à la prudence.

Il ne s'éloigna pas de la voie tracée par le discours de Constantine. À son départ d'Algérie en décembre 1960, les résultats de sa politique apparaîtront de ce fait comme très inégaux, voire très critiquables dans la mesure où le programme des « mille villages » rendait irréversible un déplacement seulement exigé par les opérations de guerre.

Son successeur, Jean Morin, favorisera au contraire le « », mais sans guère de succès, si bien que les autorités de l'Algérie indépendante seront contraintes de poursuivre l'aménagement des nouveaux  villages.

Au total, cette réalité méconnue de la guerre d'Algérie, du déracinement irrémédiable de près d'un quart de la société algérienne, aura dominé l'essentiel du conflit, mais aussi de l'histoire contemporaine algérienne. « L'histoire des regroupements est celle d'un échec aux incalculables », juge Sylvie Thénault à la suite des analyses de Charles-Robert Ageron.

On peut affirmer sans risque d'erreur que la société algérienne actuelle n'a toujours surmonté son déracinement, né de la guerre, de la colonisation, et de la décolonisation.

Du moins la France a-t-elle été contrainte, en 1959, de se justifier, avant que l'oubli ne recouvre cette réalité tragique. Le débat parlementaire du 9 juin 1959 à l'Assemblée est un moment difficile pour Michel Debré qui, justifiant les centres de « par notre volonté nécessaire de libérer de la peur des populations isolées ou écartées » et accusant le parti communiste allié avec « l'anti- France » d'avoir lancé contre eux une campagne diffamatoire, déclenche l'ironie des ténors du PCF : « Alors, le rapport Delouvrier est un rapport communiste ? » La France est par ailleurs attaquée à l'ONU à travers la demande de vingt-cinq pays membres d'inscrire la « question de l'Algérie » à l'agenda de la quatorzième session de l'Assemblée générale. Le exploratoire indique : « A million Algerian civilians are reported to hâve displaced from their homes and regrouped in other areas where they are undergoing severe hardship. »


Du devoir d'information à une mythologie de la résistance

Si le rapport de Michel Rocard eut un réel impact public en 1959, le nom de son auteur ne fut pas publiquement divulgué à l'époque. Les publications du Monde et de France Observateur placèrent du reste le jeune haut dans une situation dont il se serait bien passé. Sur le moment, il reprocha vivement à Gaston Gosselin et Joseph Rovan leur initiative qui mettait en danger sa propre carrière, mais qui menaçait aussi la position de Jacques Bugnicourt et qui pouvait entraver l'action en Algérie de la toute jeune Délégation générale.

C'est en substance ce qu'il écrivit à Éric Westphal le jour même de la parution du Monde.

Les deux membres du cabinet d'Edmond Michelet n'étaient pas fonctionnaires et ils pouvaient s'affranchir de l'obligation de réserve qui pesait à l'inverse sur Michel Rocard.

Dans l'esprit de ce dernier, elle n'était pas de pure forme non plus, et son respect indiquait l'esprit dans lequel il souhaitait agir devant le problème posé par les camps de regroupement. La nouvelle donne politique créée par le retour du général de Gaulle permettait à Michel Rocard d'envisager une action au sein même de l'État, visant à l'information de ses plus hautes autorités tenues dans l'ignorance d'un fait gravissime engageant leur responsabilité et leur souveraineté. Cette position de principe correspondait aussi à la nécessité, pour Michel Rocard, de ne pas se mettre en contradiction avec les règles de la carrière administrative qu'il embrassait. La fuite du rapport, si elle n'était pas de son fait, pouvait avoir de graves conséquences, surtout si la d'initiative, la liberté de manœuvre, le contournement des hiérarchies et l'information directe des cabinets, autant de pratiques qui, elles, étaient pleinement de son fait, seraient jugées comme dérogatoires au principe absolu d'obéissance du fonctionnaire, comme relevant donc d'une volonté militante contraire au service de l'État. Le droit à l'initiative n'était pas reconnu à l'époque par le statut général des fonctionnaires œ Michel Rocard est de ce point de vue en avance sur son temps, et son engagement a pu contribuer à faire évoluer la notion de service républicain de l'État.

Fidèle à ce qu'il estimait être son devoir de haut fonctionnaire, il réagit aussitôt à la fuite en informant le chef de service de l'inspection des Finances de son irresponsabilité dans la divulgation du rapport et de son entière responsabilité dans sa réalisation. André Fayol l'auditionne pendant toute une matinée, puis l'assure de son soutien : « À midi et quart — je m'expliquais depuis plus de trois heures - André Fayol s'arrête.

Un grand sourire. Et puis, il me lâche cette phrase : « Monsieur Rocard, dans des circonstances pareilles, j'aurais aimé me conduire comme vous. Je vous remercie ». » La reconnaissance du caractère légal et légitime de l'enquête de Michel Rocard est soutenue par les déclarations d'Edmond Michelet en conseil des ministres s'opposant à la demande du Premier ministre de révoquer l'auteur du Les propos du ministre de la Justice furent communiqués à Michel Rocard : « J'ai fait mon enquête.

Michel Rocard ne doit pas être révoqué. Il a fait le métier d'un fonctionnaire qui est d'informer le gouvernement. La fuite vient de chez moi. » .

Le contentieux entre Michel Debré et Edmond monta d'un cran. Au printemps 1960, le Premier ministre obtint le renvoi de Gaston Gosselin et Joseph Rovan démissionna du cabinet par solidarité.

Michelet dut abandonner le gouvernement en août 1961, mais la politique algérienne avait depuis longtemps quitté Matignon et était fermement tenue par l'Elysée.

Michel Rocard donna rapidement raison à Joseph Rovan et Gaston d'avoir divulgué son rapport. « Si le texte, et la réalité qu'il décrivait, n'avaient pas été rendus publics, aurait-on, dans les hautes sphères de l'État, agi pour ces populations déplacées en instance de mort ? » Peut-être Michel Rocard fut aussi convaincu par les conséquences de la publication dans la presse et l'émotion de l'opinion publique. Les réactions d'hostilité du ministre à son encontre pouvaient aussi le conforter dans le bienfait de la fuite, ainsi que la manière de volte-face de Paul Delouvrier à l'égard du rapport. Par contraste, sa confiance s'accrut dans le général de Gaulle qui devait faire face à des conditions très difficiles d'exercice du pouvoir.

Rocard le mouchard des bavures de l’armée Française

Michel Rocard choisit de poursuivre son travail d'information à destination de la présidence. « De fait, explique-t-il en 2003, après mon retour d'Algérie, nous avons maintenu en activité pendant plus de deux ans (1959-1961) une par laquelle Bugnicourt m'envoyait à Paris, sans nom d'expéditeur sur les enveloppes, des informations sur les résultats réels des opérations sur les « bavures » militaires, les cas repérés d'exactions ou de tortures. J'allais alors apporter ces informations à Jean François-Poncet, en service au Quai d'Orsay mais qui avait les moyens de les transmettre au cabinet du Général De Gaulle. Quant à Bugnicourt, il recevait, après le départ de notre promotion de l'ENA, à laquelle la suivante n'a pas succédé dans ces toutes ces informations essentiellement de militaires en poste en des officiers SAS, et des soldats du contingent. »

Les tensions internes suscitées par la réalisation et la divulgation du Rocard allaient laisser d'autres traces dans la haute fonction publique, chez les socialistes comme chez les gaullistes, et dans certains groupes de la société comme les protestants et les intellectuels. La connaissance de cet événement fut très importante, et elle contraste avec la faiblesse de l'information publique. Si l'erreur du Monde attribuant la note à « six enquêteurs » est corrigée dès 1962 par Pierre Vidal-Naquet, l'identité de l'auteur n'est révélée qu'en 1975, l'historien estimant devoir taire jusqu'à cette époque son nom « pour des raisons de sécurité ». Ce décalage est l'un des ressorts de la mythologie de l'acte et du texte.

La circulation de l'information relative au rapport a été forte dans la haute administration. Michel Rocard se souvient du cocktail annuel du service de l'inspection des Finances qui eut lieu dans les salons d'une grande banque parisienne. « En dehors de mes cinq camarades de promotion, je fus, ainsi que ma femme, carrément ostracisé. Nombreux furent les Inspecteurs en dehors bien sûr du chef de service Monsieur Fayol, qui refusèrent de me serrer la main. Mais ce ne fut pas absolument général. Quelques hommes, René Lenoir qui bien sûr avait tout compris, Roger Fauroux, Michel Albert, René Thomas, Simon Nora, Claude Gruson, d'autres encore, me soumirent à un feu roulant de questions sur mon rapport et sur la situation générale en Algérie. Tous sont restés mes amis. » Beaucoup de ces hauts fonctionnaires étaient membres du Club Jean Moulin ou allaient le devenir. L'affaire du rapport devenait emblématique d'une posture de surveillance- vigilance de la part d'élites administratives ou intellectuelles qui souhaitaient défendre la démocratie en servant l'État de droit, de l'intérieur comme de l'extérieur . Malgré sa première réaction d'inquiétude après la divulgation du rapport, Michel Rocard pouvait apparaître comme l'exemple de cette éthique, partie prenante du « civisme républicain » que le Club désirait promouvoir. Il fut ainsi l'un des laboratoires intellectuels de la « deuxième gauche » incarnée par Michel Rocard. Les deux mouvements étaient du reste nés de accordée à la lutte démocratique contre la guerre d'Algérie. Du côté de l'ENA, les promotions qui suivirent celle de 1958 eurent l'information, notamment par le biais du stage en Algérie et des contacts avec des membres de la Délégation générale, dont Eric Westphal .

Les socialistes ne purent ignorer très longtemps l'action de Michel Rocard, soit qu'ils l'aient connu aux étudiants socialistes ou à la 6e section de Paris, soit qu'ils aient suivi les minoritaires sécessionnistes du PSA, soit qu'ils appartiennent à la majorité qui, de Guy Mollet à François Mitterrand voire à Lionel Jospin, maintinrent un tabou sur l'Algérie pour ne pas avoir à penser la défaite de la morale entre 1954 et 1958.

Les gaullistes se souvinrent de ce jeune inspecteur des Finances, fils d'un grand résistant, qui provoqua une sérieuse tension lors de deux Conseils des ministres en avril 1959. Plus que la mémoire familiale, c'est probablement par cette mémoire gaulliste que s'explique la claire connaissance de l'engagement de Michel Rocard par son père, pourtant prompt à juger que son fils s'égarait dans des activités secondaires et des divertissements « inutilement gauchistes ». Voici ce qu'il déclarait en 1990, exprimant, une fois n'est pas coutume, un authentique sentiment d'admiration pour cette action de son fils : Mon fils ne m'a jamais demandé le moindre conseil pour sa carrière.

Et d'après les échos que j'ai, que vous seriez plus capable de me donner que moi de les inventer, il a tout de même eu des succès professionnels, notamment en Algérie. [...] Parmi ces péripéties, il a eu aussi à contrôler l'armée, à découvrir que la brave armée française fourrait tout bêtement dans des camps de concentration des pauvres indigènes algériens et les laissait crever de faim. Il s'est indigné contre cette sauvagerie comme je me serais indigné moi-même. Il a fait des rapports professionnels qui atterrirent sur le bureau du général de Gaulle, en 58 je pense, qui, en réalisant que la guerre d'Algérie était une affaire qui pouvait être très crasseuse, a été conforté dans son idée de libération. Je suggère que mon fils, d'une part, voulait trouver la satisfaction d'un succès professionnel et, d'autre part, la justification d'une motivation chrétienne : éviter que les gens crèvent dans des camps, c'est amplement justifié.

Engagés pour la plupart dans le mouvement social et la lutte contre la guerre d'Algérie, les protestants purent rapidement mettre un nom sur l'auteur du rapport. Protestant lui aussi, il donnait sens et valeur à leur action, à leur pensée. Pierre Encrevé, fils de pasteur, en première année de lettres et de théologie, pensionnaire du foyer de l'Association des étudiants protestants de Paris de la rue de Vaugirard, avait lu les extraits du rapport dès leur parution % dans Le Monde et dans France Observateur. Il était aussi équipier CIMADE, et diffusait Témoignages et Documents sous le manteau quand le périodique était interdit.

On a su tout de suite dans le protestantisme. En tout cas au foyer de l'Association des étudiants protestants (46 rue de Vaugirard), qui était un lieu de liberté de très grande proximité, où se réunissaient notamment les membres parisiens du mouvement national des étudiants protestants (FFACE), la « Fédé », qui l'ont su très vite et divulgué dans tout le protestantisme. Peut-être est-elle venue des Westphal de Gruson, ou bien Rocard l'a-t-il dit lui-même dans le protestantisme. Je connaissais depuis plusieurs années le nom de Rocard car ma sœur avait résidé au foyer Concordia qui était dirigé par la mère de Michel, connue des étudiantes. Michel Rocard lui-même était déjà quelqu'un de très « repéré » dans la communauté protestante, par les responsabilités qu'il avait dans les mouvements de jeunesse, et tout le monde savait qu'il était un militant politique engagé de la minorité anti-molletiste de la SFIO, notoirement hostile à la guerre et partisan, comme nous tous, de l'indépendance de l'Algérie. L'information a très vite circulée chez les étudiants, en particulier par si j'ai bonne mémoire, du pasteur Louis Simon, leur aumônier. Les étudiants protestants en étaient plutôt fiers. Quelqu'un faisait exactement ce qu'il fallait faire en pareille situation, et c'était un protestant. Cet acte représentait parfaitement la « conscience protestante » : dénonciation d'un crime contre les populations civiles, protestation contre l'injustice et solidarité avec les opprimés. La CIMADE s'est immédiatement mobilisée pour porter secours aux « regroupés ». Mais je n'ai pas reçu ce rapport comme un rapport d'énarque : pour moi et mes amis, qui ignorions comment il était parvenu à la presse, c'était directement un acte militant, un acte politique exemplaire qui ne se contentait pas de dénoncer le comportement de l'Etat français mais le faisait de telle manière que, loin des protestations pieuses auxquelles se bornaient les interventions des églises, il avait une efficacité immédiate. C'est à partir de ce rapport que j'ai eu envie de faire de la politique avec Rocard. J'ai été dès octobre 1959 à un meeting du PSA à Saint-Denis, où il y avait Rocard, mais aussi Mendès France qui présidait mais ne se leva pas quand on chanta l'Internationale. Quand Michel Rocard fut nommé à Matignon, c'était à mes yeux la suite d'une histoire commencée publiquement avec ce Rapport, et qui ne s'était pas arrêtée. La situation en Nouvelle-Calédonie allait le mobiliser comme l'avait fait trente ans plus tôt : dans cette situation coloniale, il s'agissait de faire exactement le contraire de ce qu'avait fait le gouvernement Guy Mollet. Il savait ce qu'il voulait faire : n'aurait pas pu l'en empêcher. Je crois qu'il a deviné qu'il ne fallait même pas essayer.

Les intellectuels gardèrent aux aussi en mémoire l'action de Michel Rocard. Pour ceux qui, souvent très jeunes, s'opposèrent à la guerre et s'éveillèrent dans ce combat à l'engagement civique, le rapport les confirmait dans le bien-fondé d'une telle position. Jacques Julliard, étudiant en histoire, catholique libéral, lut la publication in extenso de Témoignages et Documents sans savoir à l'époque que son auteur s'appelait Michel Rocard.

En octobre 1960, alors qu'il effectue son service militaire en Algérie, il est hébergé pour quelques jours à Alger par des proches du groupe d'André Mandouze, Pierre Chaulet et Jeanne Saada. Il apprend de ses hôtes l'identité de l'auteur de la « Note sur les Centres de Regroupement »  Trente ans plus tard, il donne à ce document un rôle décisif dans la naissance de la pensée antitotalitaire chez les intellectuels français.

Le phénomène des camps a dominé le xxe siècle . Il a résulté d'un autre phénomène, celui des dictatures et des totalitarismes qui ont transformé les pouvoirs d'Etat en instrument d'une violence inimaginable contre l'être humain. Le hasard des circonstances avait placé Michel Rocard en Algérie devant la réalité des camps. Par tradition familiale et conscience historique, par militantisme aussi et par idéalisme civique, il voulut informer de cette tragédie. Des actes d'humanité peuvent ainsi s'opposer à des situations d'inhumanité au sein même des appareils chargés de les mettre en œuvre. Devant des logiques collectives implacables, des choix individuels hasardeux réaffirment la primauté de la conscience dans le cours de l'histoire du parcours de Michel Rocard dans la guerre d'Algérie transmet un autre enseignement, celui du devoir d'information, qui prend dans certains cas une valeur d'éthique politique. Ce devoir était incompatible avec les usages et les contraintes de l'administration française en régime colonial. Mais Michel Rocard, appartenant à une autre France, libérale et a-coloniale, choisit de ne pas respecter ce déterminisme ".

Pendant la guerre d’Algérie, la population rurale a été massivement déplacée et regroupée dans des camps, destinés à la surveillance militaire, puis pour  moderniser la société rurale.

Pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), les déplacements forcés de populations civiles ont entraîné un bouleversement sans précédent du milieu rural.
Afin de mieux contrôler la population, les autorités françaises ont décrété la création de « zones interdites » et le déplacement des populations qui s’y trouvaient vers des « centres de regroupement

Les « regroupements » de populations : stratégie militaire et contrôle des civils

En Algérie, la répression de l’insurrection et les opérations militaires contre le Front de libération nationale (FLN) s’accompagnent d’un important encadrement de la population colonisée.

Dans les Aurès, plusieurs mesures sont prises en ce sens au cours de l’année 1955, posant les bases de ce qui deviendra la « pacification ». Outre l’enrôlement d’Algériens dans les troupes supplétives, la création des Sections administratives spécialisées (SAS), confiées à des officiers chargés de surveiller et d’encadrer les populations, vise à renforcer un quadrillage administratif considéré comme insuffisant (Mathias 1998).

Dans ce sud-est algérien où l’insurrection a connu une certaine ampleur, la faible présence de l’administration coloniale ne permet pas d’assurer un contrôle exhaustif d’une population majoritairement rurale et vivant en habitat dispersé.

Dès novembre 1954, les responsables civils et militaires des Aurès déterminent une zone comprenant la plupart des douars  aurésiens, interdisent en son sein toute présence et circulation humaines, et imposent à la population de se déplacer vers les principales villes de la région.

Le recours à cette stratégie se poursuit dans les Aurès au cours de l’année 1955, sans qu’aucune doctrine d’ensemble ne soit définie : elle apparaît pour la première fois dans les directives du général Parlange, officier des Affaires indigènes du Maroc, nommé en mai 1955 commandant civil et militaire des Aurès-Nementchas (CCMAN).

La mission de ce général consiste à renforcer le réseau administratif – et, pour lui, le regroupement est l’un des moyens pour y parvenir : dès janvier 1956, il propose d’en généraliser la pratique afin de faciliter la « reprise du contact » entre les populations et l’administration

Entre 1956 et 1957, l’arrivée en Algérie d’officiers ayant servi en Indochine et la montée en puissance corrélative de la Doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR) dans les cercles de réflexion et de décision militaires contribuent à une reformulation de cette première doctrine de « regroupement » et à sa diffusion massive comme instrument de la « guerre contre-révolutionnaire » menée contre le FLN. Jusqu’alors principalement limités aux Aurès, des programmes de regroupement sont mis en œuvre au cours du premier semestre 1957 en différents points du Constantinois (le nord et l’est, surtout), sur les ordres de Maurice Papon, qui dirige alors la région de Constantine et se montre fervent défenseur de la DGR.

Dans les mois qui suivent, des centres de regroupements sont créés sur l’ensemble du territoire algérien, notamment suite aux directives du général Raoul Salan, ancien d’Indochine et commandant en chef des forces armées en Algérie depuis novembre 1956. De 1957 à 1959, la domination idéologique de la DGR au sein de l’armée explique la croissance continue des camps de regroupements, qui deviennent une sorte d’habitude opérationnelle : même après mars 1959, date à laquelle des directives civiles tentent d’en interdire la pratique, elle est massivement utilisée, jusqu’au milieu de l’année 1961, notamment lors de la mise en œuvre du Plan Challe (1959-1961).

Présenté par les acteurs militaires comme un moyen de protéger la population rurale contre le FLN, le regroupement des populations a surtout pour but de faciliter les opérations dans des zones « évacuées » de leurs habitants, où les nationalistes ne disposent plus des ressources logistiques nécessaires pour mener une lutte de guérilla.

À défaut d’un quadrillage administratif exhaustif, le regroupement permet également un contrôle direct des ruraux algériens qui, déplacés dans des lieux créés ex nihilo, sont placés sous la surveillance des officiers de SAS et soumis à leur discipline. Pour les autorités Françaises , le regroupement est une technique visant à assurer la sécurité du territoire et il facilite la surveillance d’une population qui, de par sa proximité socio-historique avec les membres du FLN, reste susceptible de lui apporter son soutien logistique, voire politique : considérée comme un « milieu vivant » où « prolifère » la « subversion révolutionnaire » (Rigouste 2008), elle reste donc toujours potentiellement suspecte aux yeux de l’autorité coloniale.

Cette forme particulièrement poussée de contrôle et de mise sous surveillance des civils a certainement gêné le FLN dans une lutte de guérilla qui nécessite, en premier lieu, le soutien des populations .
Pour autant, elle ne parvient pas à instituer une rupture radicale entre les ruraux et les nationalistes : la création des centres de regroupement, dans lesquels se trouvent souvent les familles des moudjahidines, déplace ainsi l’un des principaux enjeux de la guerre dans un espace clos que le FLN tente généralement d’investir, ici comme ailleurs, mais avec plus de difficultés, par la mise en place d’une « organisation politico-administrative » visant l’encadrement des populations.

Charles-Robert Ageron

De la création des « regroupements » à l’application intensive de la politique des regroupements

L’origine des regroupements s’explique, à la fois, par un réflexe militaire ancien et par des pratiques récentes utilisées au cours des guerres de décolonisation.
Face à la guérilla menée par des bandes armées opérant à partir de refuges montagnards ou forestiers, face à des rebelles qui recevaient l’appui des populations, il fallait, comme on le fit pour écraser la révolte des Camisards : « dévaster les régions qui leur fournissent le vivre et le couvert, transférer la population dans des bourgs murés d’où les habitants ne peuvent sortir que munis d’un laissez- passer de la journée pour cultiver leurs terres. Ils ne peuvent sortir hors du bourg que la matière d’un repas frugal, ceci afin de les empêcher de ravitailler les rebelles. Tous les malheureux qui errent à travers champs sans sauf-conduits seront tués. » Ces procédés de guerre furent largement appliqués en Birmanie, au Cambodge, au Mozambique. Les officiers français reprirent pour les désigner le célèbre slogan de Mao-Ze Dong : « Le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l’eau. Retirez l’eau et le poisson crève. » Dès mars 1956 furent définies en Algérie des « zones interdites » où aucune présence n’était tolérée. Le feu y était alors libre pour l’artillerie ou l’aviation.
Quant aux populations, elles devaient avoir entièrement évacué les zones interdites où tout ce qui était repéré vivant, hommes ou bêtes, était abattu.

Sous la menace, on vit alors descendre des montagnes des colonnes de pauvres gens arrivant dans les plaines avec ce qu’ils avaient de plus précieux chargé sur des ânes et ce qui restait de leurs troupeaux. Comme rien n’avait été prévu pour les recaser, ils s’agglomérèrent au hasard au pied des montagnes interdites. Mais ces opérations réalisées sous la contrainte se heurtèrent, de l’aveu des autorités militaires françaises, à bien des difficultés. Nombreux furent les ruraux qui se refusaient à abandonner leurs mechtas. Devant l’obstruction systématique des femmes, il fallut envoyer des camions militaires pour ramasser femmes et enfants et souvent détruire les gourbis abandonnés. Les habitants privés de leurs demeures tentaient de s’installer le plus près possible de leurs anciennes terres de culture ou de pacage. Les familles privées de leurs hommes vivant en rebelles dans la zone interdite s’efforçaient de continuer à avoir des contacts avec eux.

L’autorité militaire procéda alors à des regroupements autoritaires le plus près possibles des postes militaires déjà installés. Comme il fallait en particulier éviter « l’affront inacceptable » dénoncé par le général Salan : l’enlèvement par les rebelles de populations nouvellement regroupées, celles-ci furent enfermées dans des camps dotés de miradors et entourés de barbelés. La protection et la défense de l’emplacement des regroupements étant définies, dès 1956-1957, comme des éléments essentiels de la politique militaire, il ne fallait pas lésiner sur les moyens matériels : le moindre échec aurait des conséquences particulièrement graves sur le plan psychologique.

D’autres problèmes avaient surgi avec l’extension des regroupements.

Dès juin-juillet 1957, le commandement, qui avait réalisé dans la région d’El Milia les plus importants regroupements concernant au total 18 000 personnes, ne cachait pas « qu’ils posaient partout des problèmes ardus pour le ravitaillement, l’hygiène et l’emploi des regroupés ». Les consignes données le 19 août 1957 précisaient quelle devait être la marche à suivre : mettre d’abord la population sous des tentes, avant de pouvoir édifier plus tard des maisons « en dur », distribuer aux femmes et aux enfants des vêtements et des couvertures ainsi que de la « nourriture anti-carence », aussi longtemps que la population ne pourrait pourvoir à son entretien grâce à des terrains de culture mis à sa disposition et à l’ouverture de chantiers.

Mais, pour les militaires, les regroupements établis dans des zones protégées étaient avant tout une arme de la guerre révolutionnaire ; ils permettraient de contrôler strictement la population, de « la redresser psychologiquement », de la structurer par des « hiérarchies parallèles », de l’engager dans des groupes.