Comme nombre d’enfants de Pieds-Noirs, j’ai été bercé par les récits de cette Algérie française qui me serait à jamais inaccessible. Une culture particulière, essentiellement culinaire et linguistique d’ailleurs.
J’ai dû chercher par moi-même pour en savoir plus, notamment sur les dernières heures sombres de cette Atlantide d’au-delà de la Méditerranée, ce « là-bas » si souvent évoqué dans le cercle familial. J’ai découvert entre autres les résistants de l’Organisation. L’une de ces figures m’a immédiatement interpelé, une jeune fille de bonne famille, comme on disait, qui avait tout sacrifié pour un idéal.
Cléopâtre… c’était son nom de combattante. Et le 25 mars 1962, dans son appartement du Panoramic à Oran, elle fut arrêtée avec le Général Jouhaud, Camelin et Jourdain. Menottée, jetée dans un avion militaire, elle était envoyée en métropole, direction la prison de la Petite Roquette. Elle ne revit jamais sa terre natale. Une part de sa vie s’arrêtait déjà ce jour-là.
Sacré destin que celui de ce petit bout de femme.
Hiver 2009, à mon modeste niveau, j’entreprenais une action pour empêcher la FNACA d’intervenir dans l’établissement scolaire où j’enseigne afin de célébrer « son » 19 mars. Madame Claude Raymond, Présidente de L’Echo de l’Oranie, m’appela pour me féliciter. Quelle fierté ! Rendez-vous compte ! L’Echo de l’Oranie ! Cette revue si chère aux Oraniens… et son carnet où, déjà enfant, je lisais notamment les avis de recherche, tellement émouvants dans ces années qui suivaient l’exode.
Nous nous rencontrâmes pour la première fois le 14 mars 2009 au cours de la manifestation contre l’inauguration d’un square du 19 mars à Valence. Nous nous étions trouvés. J’étais avide d’apprendre l’histoire des miens, elle était avide de transmettre. Pourquoi ce « coup de foudre » fraternel (et même filial oserai-je dire, si ses fils me le permettent), en dépit du fossé générationnel ? Faut-il tenter de trouver des réponses à toutes les interrogations ? Je plagierai simplement Montaigne parlant de son amitié avec La Boétie : « parce que c’était elle, parce que c’était moi ».
Ce n’est que quelques semaines plus tard que je sus que Claude et Cléopâtre était une seule et même personne.
J’avais admiré Cléopâtre et je me mis à connaître et à aimer Claude.
Nous nous revîmes alors souvent lors de manifestations mémorielles. Et en raison de la distance, le téléphone devint comme un organe greffé entre nous. Plusieurs appels par jour pour une moyenne quotidienne de 2 à 3 heures. Un besoin, comme celui de respirer, qui devint naturel. Des discussions sans fin sur l’actualité de notre « communauté », sur nos doutes, nos enthousiasmes, nos fréquentes désillusions et, bien évidemment, L’Echo de l’Oranie dont elle m’avait convaincu de devenir administrateur (toujours sa volonté de transmettre et d’envisager l’avenir).
L’Echo de l’Oranie… son « bébé ». Un souci permanent, celui des lecteurs. L’obsession de leur offrir à chaque numéro une revue de qualité, diversifiée, qui plairait à tous.
Elle y consacrait 8 heures par jour, minimum ! Je me souviens d’après-midi entières, en compagnie de notre troisième larron… le téléphone, passées à chercher sur internet une seule illustration pour un article. C’était son quotidien. Toujours au service des siens, comme elle l’avait été en Algérie, comme elle l’avait été ensuite au sein de l’ANFANOMA pour aider ses compatriotes dans leurs dossiers de réinstallation. Une combattante, encore et toujours, y compris dans sa vie professionnelle, passant 14 heures par jour dans les serres de son entreprise d’horticulture avant de prendre une retraite bien méritée…
Retraite ? L’Echo de l’Oranie devint sa « drogue »… Car la « pienoirditude » remplissait son existence.
Mais Claude était avant tout une maman et une grand-mère. Avec quelle fierté elle parlait de ses fils ! Avec quelle affection elle évoquait ses petits-enfants ! Interdiction de s’appeler lorsqu’ils étaient présents ! Elle voulait profiter du moindre instant passé avec eux.
Claude, tu es partie trop tôt, tu avais encore tant à donner… et à recevoir. Tu as toujours hypothéqué ta propre vie pour te consacrer aux autres. Les nôtres en ont-ils eu conscience ?
La légende affirme que la Cléopâtre de l’Egypte antique mourut de la morsure d’un aspic. Toi, notre Cléopâtre oranaise, tu dus avaler de nombreuses couleuvres, mais avec courage tu fis toujours face, jusqu’à ce que tous ceux que tu avais aimés, et qui nous quittaient jour après jour, te demandent de les rejoindre.
Claude, j’évoquerai pour terminer le dernier tour que tu m’as joué. Et je te vois sourire malicieusement de là-haut… Tes fils m’ont demandé, et cela m’a profondément ému, de retrouver ta famille, chez toi, après l’hommage que nous t’avons rendu en ce 25 mars 2013 en l’église Saint-Louis (Oran t’aura poursuivie jusqu’à la fin) de Hyères (51 ans jour pour jour après ton arrestation et ton départ d’une terre chérie). Et que m’as-tu fait perdre dans ton jardin… ? Mon téléphone ! Ce lien qui était notre quotidien… Sacré symbolisme.
Tes fils l’ont retrouvé, mais ne t’inquiète pas, ceux qui restent et qui t’aiment continueront de te parler, mais à présent avec leur cœur et avec leur âme. Le malheur de t’avoir perdue ne nous fera pas oublier la bénédiction de t’avoir connue.
Cléopâtre ce fut un honneur, Claude ce fut un bonheur.
Lionel VIVES-DIAZ |