Claude Liauzu est
historien et professeur émérite à l'université
Paris-VII Denis-Diderot. En avril, il a lancé avec
deux autres historiens, Gérard Noiriel et Gilbert Meynier
un mouvement de protestation contre les articles 4 et 13 de
la loi du 23 février 2005. Le premier enjoint aux enseignants
de reconnaître «le rôle positif de la présence
française outre-mer, notamment en Afrique du Nord».
Le second réhabilite les anciens de l'OAS en les rétablissant
dans leurs droits à la retraite. Aujourd'hui, Claude Liauzu
se mobilise avec d'autres contre le projet de la municipalité
(divers droite) de Marignane (Bouches-du-Rhône) d'inaugurer
une stèle à la mémoire de Roger Degueldre le
6 juillet, jour anniversaire de son exécution. Ce lieutenant
est le créateur des commandos Delta de l'OAS (Organisation
de l'armée secrète, créée par des extrémistes
de l'Algérie française) qui ont multiplié les
attentats aveugles et les assassinats, dont ceux des six dirigeants
des centres sociaux éducatifs créés par Germaine
Tillion, anthropologue, spécialiste de l'Algérie,
ancienne résistante et déportée. Condamné
à mort par la cour militaire de justice pour l'ensemble des
crimes commis, Roger Degueldre a été fusillé
le 6 juillet 1962.
Que vous inspirent ces deux événements
?
La constatation qu'il y a un mouvement évident de réhabilitation
du colonialisme. Dès son arrivée au gouvernement,
Jean-Pierre Raffarin a créé la Mission interministérielle
aux rapatriés (MIR). Cette MIR a commandé à
Michel Diefenbacher un rapport dont le titre est éloquent
: «Parachever l'effort de solidarité nationale envers
les rapatriés. Promouvoir l'oeuvre collective de la France
outre-mer.» En 2003, Philippe Douste-Blazy, alors député,
a déposé une proposition de loi demandant que soit
reconnu le rôle positif de la colonisation française.
Pour sa part, Jacques Chirac souffle le chaud et le froid. Quand
il est allé en Algérie, il a serré la main
à d'anciens combattants du FLN ; en France, il insiste
pour que les nostalgiques du colonialisme aient un lieu de mémoire.
Quel rôle jouent les associations
de rapatriés ?
Certaines associations et en particulier l'Adimad (Association
pour la défense des intérêts moraux et matériels
des anciens détenus et exilés politiques de l'Algérie
française) sont à l'origine de la création
de tous les lieux de mémoire à la gloire de l'OAS.
Et leur lobbying doit être efficace puisque ces monuments
se sont multipliés, comme à Toulon, Nice, Théoule-sur-Mer,
Perpignan...
S'agit-il pour ces associations d'entretenir
la nostalgie du pays perdu, ou ont-elles des arrière-pensées
idéologiques ?
L'association Jeune Pied-Noir, qui a été en pointe
dans la préparation de la loi du 23 février, a invité,
pour son colloque du 23 avril au Sénat, «Chercheurs
et historiens devant la loi du 23 février», Dominique
Venner. Celui-ci a été de toutes les organisations
d'extrême droite dans les années 1950, de Jeune Nation
au Grèce. Un numéro spécial de sa revue,
Europe-Action, née en janvier 1963 et disparue en novembre
1966, place au coeur de sa doctrine la notion de race, et affirme
la supériorité de «la civilisation blanche»
sur «les races inférieures». Pierre Sidos,
créateur de Jeune Nation contre les «parasites métèques»,
a déposé une gerbe pour l'inauguration du monument
de Perpignan, le 5 juillet 2003. On retrouve donc deux figures
de l'extrême droite.
Quel est le poids réel de ce lobby
pied-noir ?
Si l'on regarde les endroits où les inaugurations de monument
ont lieu, on s'aperçoit qu'il s'agit de villes du Sud où
un fort noyau de rapatriés s'est installé. Le jeu
électoral fait que les forces politiques évitent
de perdre des points pouvant être précieux dans la
situation actuelle. Bref, qu'elles ménagent le «vote
pied-noir». Plus largement, les avancées des uns
les anciens colonisés suscitent les réactions
des autres les anciens colons. Et comme on constate une
série d'avancées reconnaissant les drames de la
colonisation massacres de Sétif en mai 1945 ou octobre
1961 à Paris, ou l'esclavage , cela provoque chez
les anciens colons une guerre de mémoire. Et ce retour
du refoulé est d'autant plus violent que la politique de
De Gaulle à la fin de la guerre d'Algérie a été
de «fermer la boîte à chagrins algérienne».
L'amnistie des membres de l'OAS interdit de les accuser et de
les poursuivre, c'est une façon exemplaire d'installer
l'amnésie ! Avec ce silence, de Gaulle et ses successeurs
ont voulu proposer à la nation d'autres perspectives que
la colonisation. On était au coeur des trente glorieuses...
Que demandez-vous aujourd'hui ?
L'interdiction de l'inauguration du monument de Marignane et
le gel de l'article 4 de la loi du 23 février 2005.