La polémique
sur les responsabilités de la France vis-à-vis
de l'Algérie commence par les chiffres. Peut-on évaluer
les pertes dans le camp algérien, entre 1954 et 1962
?
Il y a eu des dénombrements précis
pour les victimes dans le camp français. Il en existe
aussi dans le camp algérien, mais ils sont davantage
soumis à des présupposés idéologiques.
Les militaires français ont évalué les
pertes chez les Algériens musulmans à 143 000
morts (évaluation portée à 200 000 morts
par le général de Gaulle). Les historiens français
les ont estimés à moins de 300 000, voire moins
de 250 000 morts. Le nombre retenu en 1974 par le ministère
algérien des Anciens Moudjahidin est proche : 152 833
tués sur 336 748 combattants de l'ALN et militants
du FLN. Il n'y a aucun nombre sûr, mais il existe un
accord approximatif en dehors des propagandes.
Mais on entend des chiffres beaucoup
plus élevés ?
Le nombre officiel, côté algérien,
est de 1,5 million de morts. Par ailleurs, les démographes
qui ont travaillé sur le premier recensement algérien
de 1966 ont fait remarquer la difficulté à discerner
les pertes de la guerre, ce qui ne plaide pas pour un bilan
aussi élevé. Il est sans doute moins lourd qu'on
ne le supposait, bien qu'il reste terrible. En fait, le gouvernement
algérien a valorisé certains morts, les combattants
et les militants, plutôt que d'autres, car officiellement,
tous les Algériens avaient résisté à
la France, sauf une poignée de traîtres.
Et les pertes dans le camp français
?
Les bilans sont assez précis. Ils
font état, jusqu'au 19 mars 1962, d'environ 24 000
morts militaires, et pour les civils de 19 166 tués,
dont 16 378 musulmans et 2 788 Européens, de 21 211
blessés dont 13 670 musulmans et 7 541 Européens,
et de 13 671 disparus dont 13 296 musulmans et 375 Européens.
Et pour les harkis ?
Les estimations des associations de rapatriés
vont jusqu'à 150 000, nombre fondé sur une tentative
de bilan du sous-préfet Robert, en poste à Akbou
en Kabylie. Jean Lacouture, en novembre 1962, a fait état
de plus de 10 000 enlevés et tués. L'historien
Gilbert Meynier cite des évaluations militaires de
6 000 ou 7 000 à 10 000 morts. Il n'existe aucune certitude.
Comment peut-on qualifier les actes qui
ont frappé les victimes du côté algérien
: crime de guerre, crime contre l'humanité ?
Je crois qu'on peut rechercher des crimes
de guerre lors du conflit algérien c'est-à-dire
la violation des lois de la guerre, envers les combattants,
les prisonniers ou les populations civiles, dans le but de
gagner la guerre mais on en trouvera des deux côtés.
Rechercher des crimes contre l'humanité revient à
tenter d'obtenir une victoire idéologique sur l'ancien
adversaire en le privant de toute excuse. A partir du 8 mai
1995, à la veille de l'implication directe de la France
dans le conflit interne à l'Algérie par les
attentats de Paris, on voit apparaître la demande de
reconnaissance par la France de crimes contre l'humanité
commis depuis 1830. On peut s'interroger sur la signification
exacte de cette coïncidence.
Pourtant lors des accords d'Evian, les
deux parties s'étaient entendues pour une amnistie
?
Le gouvernement français voulait l'amnistie
et l'amnésie. Les Algériens ont accepté
l'amnistie, mais le FLN ne la voulait pas pour les harkis
.
Quand le débat a-t-il rebondi
?
Au milieu des années 1980, lorsque
l'avocat de Klaus Barbie, Jacques Vergès, fait un parallèle
entre la torture de la Gestapo et celle de l'Armée
française. Et surtout au milieu des années 1990,
lorsque Jacques Chirac reconnaît les crimes de Vichy
et, sans l'avoir prévu, rouvre le débat sur
l'attitude de la France en Algérie. Car beaucoup de
Français interprètent la guerre d'Algérie
selon le schéma de la France en 1940-1944, avec un
occupant, des occupés et des résistants. En
1997, au procès de Maurice Papon, Jean-Luc Einaudi
témoigne sur la répression du 17 octobre 1961.
Il déclenche les premières déclarations
gouvernementales, notamment du Premier ministre Lionel Jospin,
qui rompent le silence officiel. En conséquence apparaissent
des plaintes d'anciens du FLN, mais aussi de harkis. Puis
en juin 2000, au lendemain d'une visite officielle du président
Bouteflika à Paris, qui demande une repentance de la
France à Paris, éclate une campagne de révélations
sur la pratique de la torture par l'armée française...
Au vu des polémiques est-il possible
de faire une histoire de la colonisation française
en Algérie ?
Oui. Les historiens algériens et français
se connaissent et dialoguent. Le problème, c'est que
cette question demeure un enjeu politique. Il n'est pas sûr
que les politiques algériens acceptent de renoncer
au privilège de dire l'Histoire. Quant aux autorités
françaises, elles sont divisées, voire incohérentes.
La gauche et la droite unanimes ont reconnu en 1999 le fait
que les «événements» étaient
bien une guerre. Mais elles ont échoué à
se mettre d'accord sur une date officielle de commémoration.
Puis la droite a voulu courir deux lièvres à
la fois : d'une part, satisfaire les revendications morales
et matérielles des rapatriés, et d'autre part,
négocier un traité d'amitié avec l'Algérie...
Mais la loi du 23 février 2005
fixe une version officielle très éloignée
des positions algériennes...
C'est la dernière incohérence.
Le gouvernement semble avoir été dépassé
par des amendements parlementaires, inspirés par des
associations de Rapatriés et de Harkis, mais il les
a acceptés en grande partie. Il faut reconnaître
que cette loi de 2005 n'est pas radicalement nouvelle. L'article
4, le plus critiqué, s'inspire de la loi Taubira de
2001 dont le premier article déclare «crime contre
l'humanité» l'esclavage et la traite des Noirs
commis par les Européens du XVIe au XIXe siècle.
Celle-ci pénalise un passé certes très
douloureux, mais révolu depuis plus d'un siècle
et demi, alors que la définition juridique du crime
contre l'humanité part de 1945.
Avec des positions aussi éloignées,
une repentance est-elle possible ?
En Algérie, la guerre et la colonisation
sont une histoire officielle. En France, nous sommes incapables
de nous mettre d'accord. Je ne vois pas de solutions sinon
emprunter une voie toute différente, comme celle de
l'Afrique du Sud, avec les commissions vérité-réconciliation,
mises en place après le démantèlement
de l'apartheid. La situation est très différente,
mais le principe adopté, celui du pardon contre la
vérité, est fécond.
IN Journal libération
du 27 juillet 2005 Guy Pervillé, universitaire, analyse
les querelles de mémoire sur la guerre d'Algérie.
«Paris voulait l'amnistie et l'amnésie»
par Hervé NATHAN
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