L'exode provisoire de jeunes Français du Havre en Algérie pendant la guerre 1939 - 1945
Témoignage d'une jeune enfant.

 
           
 
Pendant la Seconde Guerre mondiale, 132 bombardements
ont touché et détruit la ville du Havre.
 

Mes parents faisaient partie de la Ligue des familles nombreuses (à l'époque 3 enfants), c'est comme cela que nous sommes parties, Monique ma sœur cadette, Irène l'orpheline, moi, 107 enfants du Havre, et bien d'autres, venus de villes « fragilisées », embarqués sur le « Lamoricière » et accueillis par différentes familles d'Alger...
Irène a été accueillie à La Redoute chez Madame et Monsieur Boulet-Carrier. Son frère Robert et mon frère ainé Emile, plus âgés que nous les filles, sont partis début 1942 sur Oran. Robert est resté dans un centre à Tiaret, Emile a été accueilli dans une famille à Mostaganem, Madame et Monsieur Hittier, jusqu'en 1945...
Comme notre éducation n'avait rien laissé à désirer, nous n'avons pas eu de mal à nous adapter à notre nouvelle vie, pour ma part en tout cas. Pour Monique, plus jeune, cela a été plus difficile, sa première famille d'accueil avait des enfants bien plus grands, elle se retrouvait seule de son âge dans une grande maison, avec pourtant des jouets que nous n'avions pas vus à la maison...
Sa deuxième famille, Madame et Monsieur Plat, habitait en plein centre d'Alger, et surtout avec un garçon de mon âge, Jean-Pierre dit « Bim ». Monique y est aussi restée jusqu'en 1945. Nos familles d'accueil respectives s'arrangeaient pour que nous nous rencontrions le plus souvent possible. Comme nous ne pouvions pas toujours les appeler, madame ou monsieur, ou maman, ou papa, il a été convenu que ce serait Marraine ou Parrain pour la première famille et Tata ou Tonton pour la seconde.
À La Redoute, sur les hauteurs d'Alger, chez Madame et Monsieur Galea, j'allais à l'école privée Sainte Anne, j'étais une assez bonne écolière, bons points, tableau de satisfaction et même d'honneur en fin de semaine. Parrain et Marraine étaient très contents de leur petite réfugiée. J'ai été très choyée, gâtée, aimée, et j'aurais été complètement heureuse s'il y avait eu mes parents à proximité.
Parrain était président de l'Association Saint-Vincent-de-Paul, quand il y avait réunion le soir on m'emmenait, ne me laissant jamais seule ; en rentrant à la nuit, passant le long des jardins, je percevais des senteurs que je ne connaissais pas : mimosa, glycine, néflier, oranger et j'ai toujours en moi ces parfums...

         
   
Petit Havrais l'article du 3 octobre 1941
   
         
 

Marraine faisait le catéchisme à Sainte-Anne, j'ai fait ma communion privée le 19 mars 1942, le jour de la Saint-Joseph prénom de mon papa. Grande réunion familiale ce jour-là, Monique et sa famille d'accueil, la famille de Marraine, sa sœur Madame Pons, sa nièce Jeanne, appelée Jeannette et Jean-Jacques Pons le petit neveu. Quand il a fallu se quitter en novembre 1942, cela a été très dur, mais nous n'étions pas maîtres des événements.

À Souma, accueillie avec Irène dans une autre famille, Madame et Monsieur Bresson, il a fallu de nouveau nous adapter. Nous étions à la campagne dans une ferme de moyenne importance... Les stalles des chevaux étaient vides, les bêtes avaient été réquisitionnées pour la guerre. Il n'y avait plus que quelques vaches donnant du lait, qui permettait à Tata de nous concocter un peu de beurre dans une petite baratte à main que nous tournions chacune à notre tour ; là, en bonnes normandes, nous nous régalions - lait pour le petit déjeuner et beurre sur les tartines - un vrai délice que nous avions presque oublié !!!
Autrement nous avons appris à découvrir, goûter et apprécier des légumes que nous ne trouvions pas sur nos tables avant la guerre - courgettes, aubergines, poivrons, concombres, tous cuits à l'huile d'olive - chez nous c'était du beurre ! Des fruits : raisins, nèfles, clémentines et mandarines à gogo... Tata était une cuisinière hors pair, Nous, nous aidions aux épluchages faisant les « marmitonnes » de service. Les restrictions commençaient à se faire sentir, pas de chocolat, peu de tissus, jusqu'au fil qui manquait pour repriser les chaussettes... Enfin toutes les deux nous avons été très aimées et heureuses à Souma.
Quelques jours ou quelques semaines après notre arrivée, un camion s'est installé sur la place. L'on nous a fait mettre les uns derrières les autres et chacun à notre tour nous devions parler au micro pour donner de nos nouvelles à nos familles de Métropole, car depuis le débarquement plus aucune information ne passait. Maman n'a pas entendu mon message. Le lendemain matin, l'épicière lui a dit : "Madame Rioche, vos filles Monique et Jacqueline vont bien, sont en bonne santé à la campagne, avons entendu Jacqueline hier soir à la radio »
Nous étions en classe dans la seule école publique de Souma, petit village agricole de la Mitidja, au pied de l'Atlas Boulaïda, une seule classe, une seule maîtresse de la maternelle au certificat d'études, trois par bureau jusqu'au départ d'une partie des réfugiés. Les grands faisaient la lecture au tableau aux moyens, pendant que Mademoiselle Gonon, notre maîtresse, s'occupait des petits. Le tout dans une assez bonne entente car nous étions à l'abri, au calme, sans sirène ni bombardement et l'estomac bien rempli....
Le 17 mai 1944 j'ai passé avec succès mon certificat d'études à Boufarik (8 km de Souma) rendant ma maîtresse Mademoiselle Gonon fière de moi et comblée, ainsi que Tata et Tonton. Pour l'oral, je devais dire une récitation ou chanter. J'ai demandé si je pouvais interpréter « j'irai revoir ma Normandie ». C'était certainement faux, mais j'ai été applaudie !
À Souma, je me souviens de Madame Turcan, directrice du centre Georges Guynemer et de Monsieur Turcan, le docteur du village, qui n'a pas eu trop de soins à nous prodiguer pendant ces années, nous ne demandions qu'à vivre.
Le 8 mai 1945, fin des hostilités et nous nous demandions quand nous pourrions rentrer à la maison. Mais aussi nous préparions notre Communion solennelle qui a été célébrée le 17 mai 1945, pour Monique à l'église Saint-Charles à Alger, pour Irène et moi dans la petite Eglise de Souma.
Cette cérémonie a été sobre mais pleine de joie, Tata avait mis tous ses
Dans notre joie fébrile à la perspective de ce retour au pays, nous ne nous sommes pas aperçues que les grands appréhendaient ce départ qui les séparerait de ces enfants, auxquels ils s'étaient attachés, malgré leurs chamailleries et leurs crêpages de chignon. Cette absence laisserait un grand vide. Tout cela, je ne l'ai compris que beaucoup plus tard, après notre départ et le retour chez nous. Nos différentes familles d'accueil ont été en tous points formidables et je ne les remercierai jamais assez. Avec Parrain et Marraine j'ai connu une vie familiale et sereine, faite d'amour....
Mon frère Emile est rentré avec les premiers convois venant de Mostaganem. Nous, nous avons pris le bateau à Alger en juillet 1945 après être restées une journée ou deux dans nos premières familles qui étaient tristes aussi de nous voir partir.
Le voyage s'est passé rapidement, si bien que je n'en garde que de vagues souvenirs, les nuits sur le pont du bateau sur les nattes...
Sur le quai de la gare du Havre, les parents étaient là, cherchant des yeux déjeunes enfants et ne trouvant que des adolescentes - Mon Dieu ces retrouvailles !!!
Peu de temps après notre arrivée, Maman nous a emmenées dans les quartiers les plus touchés par les bombes. De l'Hôtel de ville jusqu'à la mer, ce n'étaient que décombres... Les gravats s'amoncelaient en tas serrés à la place des maisons. Quelle désolation !
Des bombes « isolées » étaient tombées un peu partout, le plafond d'une de nos chambres avait été soufflé. Il y avait tant à faire partout...
Petit à petit, très lentement malgré tout, les Havrais revenaient dans leur ville...

Jacqueline Rioche

Remercions l'Auteur de ce témoignage émouvant qui rapporte fidèlement la qualité d'un accueil familial offert à ces enfants qui leur a épargné les affres de la guerre. Sa reconnaissance exprimée tant d'années après nous touche profondément. RH.

Source : France horizon juillet-aôut-septembre 2013 N° 534-535-536.