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Le Sang des Français disparus d'Algérie en mai-juin 62
Un drame oublié de la guerre d'Algérie

             
                                                             
 

Lors de l'évacuation des unités de la Légion étrangère d'Oranie à l'été 1962 une partie des archives furent détruites conformément aux ordres. Un document échappa à la destruction, il s'agit du rapport n° SP.87.581/AFN du 13 juillet 1962 adressé par le chef de corps de l'unité à un officier d'un bureau d'études de l'état-major.
Ce document traite du cas d'un légionnaire enlevé par le FLN pour subir un prélèvement sanguin dans le but de résoudre la pénurie de poches de sang. Bien des rumeurs couraient à Alger ou Oran sur des faits identiques sans que l'on ait eu un début de preuve irréfutable. Le rapport du 13 juillet compose de sept pages comporte deux pages récapitulant les faits on y trouve la lettre traduite dactylographiée adressée au frère du légionnaire, la photocopie de l'enveloppe et de la lettre manuscrite de deux pages.
Ce rapport a été établi en huit exemplaires, comme indiqué dans la marge, et envoyé aux personnalités suivantes : le général, commandant supérieur interarmées en Algérie

                   
                           
                                                             
(1), le général commandant la division militaire de la 29éme DI, le général inspecteur de la Légion étrangère, le consul général de France, le capitaine commandant la compagnie à laquelle appartenait le militaire, ainsi qu'un autre capitaine appartenant à l'unité.
On peut bien sûr se poser la question de la fiabilité des propos du légionnaire X. Ne doit-on pas considérer que les propos rapportés pourraient être une ruse destinée à dissimuler une désertion avortée pour rejoindre les activistes de l'OAS ? Le légionnaire X a été en effet porté manquant le 9 mai 1962, alors qu'il était permissionnaire et devait se présenter à l'appel à Arzew. L'unité envisage d'emblée à i'éventualité d'une désertion, mais ne pense pas à la possibilité d'un enlèvement. L'enquête de la Sécurité militaire auprès des camarades de X enlève rapidement tout fondement à la désertion. Le légionnaire X était bien note par ses supérieurs et était consciencieux dans son service. Son frère et ses camarades semblent de plus, extrêmement
 

(1) Le général Fourquet est le commandant supérieur interarmées en Algérie d'avril à juillet 1962, il fut remplacé le 24 juillet par le général de Brébisson. Surpris de sa disparition. L'analyse des propos tenus par le légionnaire à son frère dans sa lettre ne correspond pas à l'hypothèse d'une désertion. En effet, les propos tenus ne peuvent que susciter qu'une très grande inquiétude quant a son état de santé. La demande de ne rien révéler à sa mère ne peut faire penser à un plan machiavélique destiné a dissimuler une désertion. Enfin que son chef de corps saisisse les autorités civiles et militaires les plus importantes en Algérie démontre que l'état-major est sur de l'information apportée. La carrière de cet officier supérieur est d'ailleurs en jeu, ainsi que la crédibilité de la Légion étrangère, dont la fidélité avait été compromise une année auparavant par le putsch d'avril 1961. Aucun chef de corps de la Légion étrangère n'aurait osé s'impliquer aussi loin vis-à-vis de la hiérarchie civile et militaire sur une cause ambiguë ou un légionnaire non fiable. L'éventualité d'une désertion pour rejoindre l'OAS à la date du 8 mai ne tient pas sur le plan chronologique. L'OAS avait été décapite en Oranie par l'arrestation le 25 mars du général Jouhaud, responsable de l'OAS en Oranie, ainsi que de ses deux adjoints militaires. Le 7 avril, R. Degueldre, responsable des commandos deltas d'Alger, est arrêté à son tour. Le 20 avril, le général Salan, dirigeant suprême de l'OAS est arrêté à Alger.
Il s'agissait donc pour un légionnaire de déserter pour rejoindre un mouvement clandestin décapité par l'arrestation de ses principaux chefs. La thèse de la désertion ne tient donc pas pour ce légionnaire, d'autant plus que la Sécurité militaire avait enquêté dans ce sens. « Cher frère : si cette lettre t'arrive ce sera un vrai miracle » Le 30 juin, une lettre parvenait à son frère en métropole commençant par ces mots :" Cher frère : si cette lettre t'arrive ce sera un vrai miracle... que tu puisses savoir que je suis encore en vie. Mais je ne crois pas qu'il me reste encore longtemps à vivre, car ils nous tuent tous." Le militaire X explique à son frère qu'il a été enlevé le 8 mai sur la plage des Sablettes à Arzew, à 30 km d'Oran.

La lettre manuscrite de deux pages du militaire X donne trois types d'informations : les conditions très précises de détention, la description des procédures des prélèvements sanguins, et la manière dont il va procéder pour envoyer la lettre. Le 12 juillet, son frère fait parvenir à son unité la lettre du légionnaire X.
L'enlèvement du militaire X n'est pas un acte isolé, il s'inscrit dans la vague d'enlèvements d'Européens qui a débuté à partir du 17 avril 1962, selon l'étude de l'historien J. Monneret (2). Ces enlèvements touchent simultanément l'Oranie, la Mitidja et la région algéroise

(2) J. Monneret, La phase finale de la guerre d'Algérie; Thèse Paris IV-Sorbonne, publiée chez L'Harmattan, 2001, p. 134.

 
 

considérant que la lutte de l'Etat français contre l'OAS est inefficace, il s'agit pour le FLN de riposter aux attentats de l'OAS, sans violer les accords d'Evian qui prohibent les méthodes du terrorisme. Les enlèvements ont ainsi l'avantage pour le FLN de riposter discrètement aux actions de l'OAS. Le général Katz, responsable de la sécurité à Oran, évoque effectivement le rôle du FLN, qui " s'est fait une règle de ne jamais répondre aux provocations de l'OAS (...) La rigoureuse discipline imposée par le FLN ne se démentira pas à Oran jusqu'au mois de juillet "

   
                       
                                   

(3). Cependant le général Katz ne semble pas s'apercevoir que cette apparente passivité cache une autre stratégie plus subtile, celle des enlèvements. Selon J. Monneret, « les enlèvements deviennent vite massifs après le 2 mai

(4). L'enlèvement de X se situe donc dans la deuxième vague, mais sans que le caractère massif ne soit encore apparu aux autorités militaires d'Oran. En effet le général Katz ne commence à s'inquiéter des enlèvements qu'à partir du 14 mai, deux semaines après qu'ils soient devenus massifs et une semaine après l'enlèvement du légionnaire X. Le général Katz. demande alors au commandant Coadre, chef du 2° Bureau d'Oran de procéder à une enquête sur la disparition d'une trentaine d'Européens, qui peuvent avoir quitté la ville, avoir été abattus ou enlevés

(5). A l'interprétation traditionnelle des enlèvements en riposte aux attaques de l'OAS, la lettre du militaire X suppose l'existence d'une autre motivation : il s'agit pour le FLN d'enlever des Européens pour effectuer des prélèvements sanguins. Le militaire X, permissionnaire en uniforme ayant des papiers en règle, n'a pas pu être confondu avec un activiste de l'OAS.

 
                                   
         

Une cause d'enlèvements : trouver du sang à tout prix !

L'explication de l'enlèvement pour pratiquer des prélèvements sanguins se retrouve clairement dans le rapport officiel du chef de corps à destination du général commandant supérieur interarmées en Algérie, auquel était joint également un mot personnel, comme indiqué dans la colonne des destinataires à copie du document. Le chef de corps signale à son interlocuteur que « ce document exceptionnel confirme la rumeur souvent évoquée en Oranie, selon laquelle des Européens ont été saignés à blanc par l'ALN pour subvenir aux transfusions rendues

3 -J. Katz, L'honneur d'un général Oran 1962, L'Harmattan, 1993, P. 127 et F Soufi " Oran 28 février 1962, 5 juillet 1962... "(P 635-678), dans La guerre d'Algérie un miroir des décolonisations française, SFHOM, mélange en l'honneur de C.R. Ageron, 2000, P. 642. 4-J. Monneret " L'affaire des Français disparus en Algérie après les accords d'Evian •, p, 188-1993 dans J.-C. Jauffret
Des hommes et des femmes en guerre d'Algérie , Autrement, 2003. 5-J. KATZ, 1996, p. 231.

   
     
             
difficiles par la précarité de leurs installation sanitaires clandestines. L'analyse du chef de corps sur la précarité des installations médicales, du FLN sera confirmée indirectement 32 ans plus tard par la thèse de l'historien algérien M. Guentari publiée en 1994 ". Il s'agit d'une thèse expliquant de manière très détaillée le fonctionnement logistique en personnel et en matériel, des Wilayas intérieures et des soutiens extérieurs au Maroc et en Tunisie. On y trouve un chapitre expliquant le fonctionnement et l'action sanitaire du FLN-ALN. Un des gros problèmes médicaux, auquel étaient confrontées les structures médicales du FLN, était le cas du blessé ayant des blessures infectées. M. Guentari explique qu'il y avait des problèmes d'infection ou de gangrène qui nécessitaient une réanimation et un traitement désespéré, en soulignant l'absence totale de banque du sang; seules des solutions le remplacement étaient parfois disponibles, et la seule ressource resta bien, l'amputation du membre gravement atteint" (7)
 

Les conditions de détention

Le militaire X ne sait pas où il est détenu, comme l'indiquent ses propos : «  je ne sais même pas où je me trouve ». On peut supposer que les transferts de prisonniers sont fréquents : " L'autre que j'ai rencontré ici a été amené je ne sais où ". " Ils m'ont séquestré avec un autre légionnaire du 5. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. " Le légionnaire X. ne donne aucun nom de prisonnier dans sa lettre. Le légionnaire X est détenu dans un endroit où il y a de nombreuses personnes emprisonnées, comme semble l'indiquer la phrase : « beaucoup y sont passé. »

           
     

Quatre militaires sont cités dans sa lettre, il évoque également la présence d'une femme, celle qui lui donnera de quoi écrire mais aucune indication ne nous permet d'affirmer catégoriquement s'il s'agit d'une détenue ou d'un membre du personnel du FLN chargé des détenus. On l'a dépouillé de sa tenue militaire et habille en civil : « Ils m'ont pris tous mes papiers et vêtements militaires. J'ai pu seulement garder ma plaque d'identité » . Les membres du FLN qui ont enlevé le militaire X sont donc parfaitement au courant de l'identité de X, qui est un permissionnaire des forces de l'ordre et non un activiste de l'O.A.S. Il s'agit donc pour les geôliers de ne pas révéler l'identité des prisonniers au moment de leur transfert entre le lieu de détention et les lieux de prélèvements (le laboratoire cité plus loin). Le militaire X explique aussi que les conditions de détention sont bonnes:" Ils sont corrects avec nous, ils nous donneur bien à manger, mais c'est pour prendre notre sang. " Il s'agit donc pour le, geôliers de

6-M. GUENTARI, Organisation politico-administrative et militaire de la révolution algérienne, OPU d'Alger, 1994,volumes 1 et 2, 574 p. et 1109 p. 7-. Ibid., volume 2, p.292.

bien nourrir les prisonniers pour qu'ils puissent reconstituer leur stock de sang. Cependant, si la fréquence des prélèvements sanguins est trop importante, malgré la nourriture correcte, le sang prélevé ne sera jamais compensé par la moelle osseuse du préleva.

(8) Le militaire X change souvent de lieu de détention. « ils m'ont déjà changé plusieurs fois de lieu. » Le transfert se fait suivant le militaire X en 4 CV Renault : " par le bruit du moteur qu'ils emploient, ça doit être une quatre chevaux Renault. " Le transfert se fait donc soit de nuit soit de jour, mais le prisonnier a les yeux bandés ou est enfermé dans le coffre, car il ne reconnaît pas formellement la marque de l'automobile. Les transferts semblent être essentiellement des transferts inviduels en fonction des besoins; plusieurs indices nous le laisse penser: "l'autre que j'ai rencontré ici à été amené je ne sais pas ou."," un autre militaire . Je ne sais pas ce qu'il est devenu."

   
                       
 

Conditions et fréquence des Prélèvements sanguins

Le légionnaire X décrit la procédure des prélèvements sanguins:" on m'a dit de ne pas manger le matin. On m'a dit aussi qu'on va m'amener au laboratoire pour une prise de sang. ils ont déjà fait ça trois fois avec moi depuis le jour qu'ils m'ont séquestré." Cette pratique d'être à jeun ne se fait plus actuellement, en revanche elle était recommandée dans les années 60 ". Le légionnaire X. apporte des précisions relatives a la fréquence des prélèvements sanguins : le légionnaire X , enlevé le 8 mai a été prélevé déjà trois fois ; on va lui faire un quatrième prélèvement avant le 30 juin, le 53éme jour de sons emprisonnement. Le légionnaire X, subit donc en moyenne un prélèvement tous les 13 jours. Peur reconstituer son stock de sang à la suite d'un prélèvement sanguin, on considère actuellement qu'il faut en moyenne cinq semaines, soit plus d'un mois. La moelle osseuse fabrique à nouveau des cellules jeunes a partir du septième jour suivant le prélèvement. Les deux semaines de repos laissées entre deus: prélèvements sont donc insuffisantes

(10). Cela indiquerait également que les besoins en sang semblent extrêmement importants, d'ailleurs le légionnaire X a eu un prélèvement de sang dés le Premier jour. La fréquence trop élevée des prélèvements explique donc que le taux de mortalité soit élevé parmi les prélevés. Le légionnaire X nous en donne la confirmations indirectes:" beaucoup y sont passés, et deux légionnaires comme moi". Il évoque de nombreux décès et avec certitude la mort de deux légionnaires. En revanche pour les deux autres, il parle de disparition, sans pouvoir dire si leur mort est probable ou s'ils ont été déplacés dans d'autres lieux.

8-précisions apportées par un médecin à l'auteur. 9-ibid, 10-ibid. Cet principale cause de l'enlèvement de X est donc avant "médicale", et non pas politique (arrestation d'activistes de l'O.A.S.) ou stratégique (s'attaquer a des forces de l'ordre).L'enlèvement n'est ici pas le fruit du hasard, il a un objectif précis : combler le, déficits banque de sang et répondre à une demande importante et pressante pour sauver les blessés au moment où les attentats de l'OAS et les affrontements entre musulmans et Européens à Oran sont et les plus sanglants. Par exemple, le 20 mai, des tirs de mortier ont lieu sur le boulevard Andrieu de la Ville nouvelle. On compte deux morts et des centaines de blessés. Le 24 mai, toutes les heures, un à cinq musulmans sont abattus dans les rues d'Oran par l'OAS. Le 26 mai, des obus de mortier sont tirés par l'OAS sur la Ville Nouvelle faisant 30 morts et 100 blessés, selon le général Katz.
En fait, il s'agirait d'affrontement par snipers interposés entre l'OAS et le FLN pendant trois jours selon F. Soufi

(11). C'est à cette période que le légionnaire X subit des prélèvements de son sang.

Où est détenu le légionnaire X ?

Le légionnaire X a pu être détenu à quatre endroits à Arzew, dans la campagne d'Oran, ou dans la ville d'Oran ou à Alger. La probabilité que X soit resté à Arzew est faible. En effet, les demandes de sang nécessitaient un rapprochement des lieux de soins. Le principal inconvénient d'une détention en ville (Alger ou Oran) était qu'ils pouvaient être découverts à l'occasion de perquisitions effectuées par les forces de l'ordre. L'implantation en périphérie de la ville avait l'avantage d'être à la fois discret tout en facilitant la surveillance des fermes isolées transformées en centre de détention, comme cela se pratiquait dans l'Algérois à la mime période

(12). En cas de besoin de sang, il aurait suffi de procéder à un transfert de l'européen enlevé sur la structure médicale qui effectuait les prélèvements. Cependant, l'inconvénient d'une localisation à la campagne était le risque d'être intercepte par un barrage militaire, qui aurait révélé ces pratiques.

   

Les violations des accords d'Evian auraient été révélées au grand joue L'hypothèse la plus vraisemblable pour Oran serait de penser que les détenus européens servant aux prélèvements sanguins étaient détenus dans les quartiers musulmans de la ville. Les quartiers étaient d'ailleurs surveillés pour contrecarrer des incursions de l'OAS ; ces surveillances pouvaient également servir à déjouer d'éventuelles perquisitions de l'armée, comme le laisse à penser la description du système de

11-F. SOUFI, • "Oran 28 février 1962, 5 juillet 1962 ", (p635-678), dans la guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises, SFHOM, mélange en l'honneur de
C.R Ageron, 2000, p. 655. 12-G. MATHIAS " Vie et destins des supplétifs d'Hammam Melouane" Revue Historique de la France d'Outre-mer n° 328-329, 2° semestre 2000, p. 241-265. Protection et de contrôle de la ville musulmane par l'historien algérien F. Soufi "•

l'historien algérien M. Guentari explique " qu'en plus des centres de soins clandestins du FLN en ville, on installa le premier dispensaire au centre de la ville nouvelle (quartier musulman)." Il décrit • un personnel (qui) était volontaire et travaillait jour et nuit" mais qui était confronté à une pénurie de médicaments et du matériels". Même si M. Guentari évoque les Collectes par des pharmacies privées et des personnes, le matériel médical semble dérisoire : "Pansement fils, seringues etc... » Le dispensaire de la Ville nouvelle était de plus susceptible de recevoir les forces de l'ordre pour s'y faire soigner. Une transfusion d'un Européen enlevé est donc délicate à cet endroit. En revanche les différents, dispensaires mentionnés en périphérie urbaine,. Cité petit, petit Lac, Brunie, Cholet, Victor Hugo, sont plus accessibles, car plus éloignes du centre-ville immédiat. ,M. Guentari cite aussi des dispensaires spécialisés dans certaines pathologies : Le FLN créa d'autres dispensaires dans les quartiers des Planteurs, Raqs-El-Ain, Medioni, un dispensaire pour les malades graves et les tuberculeux, un autre pour les enfants, un troisième pour les interventions chirurgicales

(14). On peut être surpris que ces établissements spécialisés existent, alors que les matériels médicaux et les poches de sang pour les interventions chirurgicales font défaut. Le légionnaire X explique dans sa lettre qu'il est transféré, lui et ses codétenus, sur les lieux de prélèvement sanguin. Ces lieux seraient peut-être parmi les neuf cités précédemment par l'historien algérien Guentari. Le légionnaire X. apporte aussi une précision sur ses geôliers : il entend très souvent parler de Médéa et de la Casbah. , On pourrait donc émettre l'hypothèse que les structures médicales du FLN.-ALN d'Oran ont été renforcées par l'arrivée de membres originaires de l'Algérois. On pourrait trouver la confirmation des propos du légionnaire X. dans la thèse de l'historien algérien M. Guentari. Cet historien décrit en effet la dégradation des conditions médicales après le cessez le-feu : " un grand nombre de médecins, d'infirmiers, d'infirmières et d'aides-soignantes, qui se trouvaient en formation à l'étranger et dans les frontières Est et Ouest, ainsi que quelques uns de l'intérieurs du pays avaient été désignés par l'état-major pour rejoindre certains hôpitaux et centres de soins du FLN en clandestinité, dans les grandes villes et villages afin de faire face aux événements du conflit OAS et FLN et s'occuper des blessés et malades"

(15). Il pourrait donc s'agir ici de personnels médicaux appartenant à l'état-major de l'ALN d'Oujda (Maroc) qui s'étaient installés à Oran. L'historien E Soufi nous apprend qu'à
13-F. SOUFI, . Oran 28 février 1962, Juillet 1962... •(P635-678)+ dans La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations française, SFHOM, mélange en l'honneur de
C.R. Ageron, 20002, p. 643. 14-M. GUENTARI, 1994, volume 2, P• 347 348. 15-Ibid. volume 2, p. 347.
Oran, le quartier musulman de Médioni était composé de personnes étrangères au FLN local »

(16) ". A Midioni, se trouvait aussi une structure médicale de l'ALN, qui pratiquait des interventions chirurgicales et avait donc besoin d'une banque de sang. On peut donc supposer que le légionnaire X se trouvait détenu dans ce quartier ou en sa proximité. Le légionnaire X demande à son frère de prévenir son unité pour qu'elle entame des recherches pour le sauver. Ne sachant pas où il est, il demande à son frère que l'armée effectue des recherches dans la zone géographique du cachet postal. Ce cachet est malheureusement mal imprimé sur l'enveloppe. Seules apparaissent les lettres suivantes ...GER-GARE, mais ce cachet ne correspond en rien aux cachets des bureaux de poste à Oran

(17). Ce cachet peut nous suggérer une autre localisation plausible, Alger. IA légionnaire X enlevé à Arzew aurait pu être également acheminé à Alger pour y subir des prélèvements sanguins. Deux indications de la lettre iraient dans le sens d'un acheminement du légionnaire X sur Alger : les geôliers du légionnaire X parlent de la Casbah et de Médéa. Le: timbre effacé sur l'enveloppe porte l'indication ER¬GARE, semble être celui d'Alger-gare. La forme et les indications du cachet de l'enveloppe du légionnaire X sont similaires à celles du cachet de Alger-gare, bureau du guai Warnier

(18). La lettre semble donc bien avoir été postée d'Alger, mais cela n'induit pas obligatoirement que le légionnaire X soit détenu dans cette ville : la lettre a bien pu être rédigée une semaine auparavant à Oran ou dans sa région. Le témoignage du légionnaire X comporte de nombreuses similitudes avec le témoignage rapporte par Micheline Susini. Le légionnaire X, enlevé le 8 mai, est toujours détenu le 28 mai date de l'enlèvement d'une femme à Alger rapporté par M. Susini

(19),. Cette femme enlevée s'échappera grâce à la complicité d'une infirmière musulmane, qui profite d'un moment d'inattention des geôliers pour lui indiquer une sortie dérobée. Dans sa lettre, le légionnaire X évoque la présence d'une femme, qui lui a donné le papier et l'enveloppe de son courrier. Même si l'identité de cette femme n'est pas clairement donnée par le légionnaire X, on peut penser qu'il s'agit d'une femme proche des geôliers, car elle lui fournit du papier,

16-. F. SOUFI, " Oran 28 février 1962, 5 juillet 1962... ", dans La guerre d'Algérie au miroir de la décolonisation française, SFHOM, mélange en l'honneur de C.R. Ageron, 2000. p. 643 et F. Soufi," L'histoire face à la mémoire : Oran, le 5 juillet 1962," • (p., 133-146) dans A. Oayau-Rosenman et L. Valensi, La guerre d'Algérie dans la mémoire et l'imaginaire ED. Bouchéne, 2004. 17-C. Busc, Catalogue illustré des, cachets et date d'Algérie, Musée de la Poste, montre qu'aucun cachet des bureaux de poste d'Oran ne correspond, ni dans sa forme, ni dans ses indications à celui du cachet de la lettre du légionnaire X, de plus aucun cachet d'Oran ne comporte la mention de " gare ". 18-Ibid., l'abréviation de l'heure d'Alger-gare du quai Warnier (R. 17) est similaire au cachet de la lettre du légionnaire X, alors même qu'elle n'apparaît pas sur les autres cachets. 19-M. Susini, De soleil et de !armes, R. Laffont, 1982 , p. 226-227,témoignage confirmé par J. MONNERET. La phase finale de la guerre d'Algérie, L' Harmatan, 2001, p 138, à partir des archives militaires du SHAT, 1 H 1789.

mais surtout une enveloppe. On Peut Péris et qu'une détenue pouvait avoir dans son sac à main de quoi écrire, mais il est très improbable u celle-ci ait eu également en sa possession une enveloppe , On Peut donc émettre l'hypothèse que le légionnaire X a pu bénéficier de la Complicité d'une femme émue par son sort, infirmière ou cuisinière, qui lui a fourni les moyens de communiquer avec l'extérieur.
L'hypothèse d'une détention à Alger se heurte pourtant à plusieurs objections. L'acheminement d'un légionnaire enlevé à Arzew vers Alger aurait été très risqué pour le FLN, au vu de la longueur du parcours et des risques d'interception par un point de contrôle de l'armée. De plus, les besoins en poches de sang sont aussi importants à Oran qu'à Alger, l'acheminement du légionnaire X à Oran semble plus logique. Le légionnaire X n'évoque pas un long déplacement en véhicule, alors qu'il va jusqu'à donner des détails très précis sur ses conditions de détention, comme la marque du véhicule au bruit du moteur, le nombre de prélèvements qu'il a subi, ainsi que les unités d'origine des légionnaires détenus. Enfin, l'hypothèse algéroise ne coïncide en rien sur le plan chronologique avec la trêve des combats de l'OAS décrétée le 1er juin et l'arrêt officiel des hostilités le 17 juin entre l'OAS d'Alger de J.J. Susini et le FLN. En effet, autour du 30 juin, le légionnaire X. doit être à nouveau prélevé de son sang, alors que les attentats ont pratiquement cessé à Alger. Si on admet l'hypothèse d'une détention du légionnaire X à Alger, le dernier prélèvement ne pourrait être que la conséquence de la désorganisation des structures médicales à Alger. En effet, la veille de l'évacuation des commandos OAS d'Alger, les activistes de l'OAS du docteur Perez détruisent le 16 juin les blocs opératoires et les laboratoires de radiologie de l'hôpital Mustapha. La cessation des combats à Alger est donc bien loin d'entraîner un retour à la normale sur le plan médical. En cas de transfusion sanguine, il n'existait donc plus de banque de sang, les pratiques de prélèvements sanguins auraient pu alors continuer.

       

Destin du militaire X:
« Si Dieu le veut, je conserverai la vie »

Le 30 juin, le militaire X est certain du sort qui l'attend: " je ne crois pas qu'il me reste encore longtemps à vivre, car ils nous tuent tous. « Il demande que » les autorités militaires (...) me sauvent d'une mort certaine ";", ils nous donnent bien à manger, mais c'est pour notre sang. Et après ils nous tueront. ». Il fait alors allusion à ce qui le distingue des autres prisonniers, il s'agit de son origine étrangère. X est d'origine espagnole : « j'ai de la chance d'être étranger »  les Français sont tués les premiers. » Il y a donc un réel acharnement contre les Français, soupçonnés d'appartenir à l'OAS et donc d'être les complices des attentats de l'OAS qui touchent les musulmans.
Conscient qu'il est perdu, X va prendre deux décisions pour essayer de s'en sortir.

                                       
 
                         

Mis au courant indirectement qu'il va être transféré, par le fait qu'il être à jeun le matin, il veut profiter de son transfert de son lieu de détention au laboratoire pour agir:" Je jetterai cette lettre demain quand ils me changeront de place, si j'en ai l'occasion. " Cependant cette stratégie est aléatoire : la lettre peut être trouvée par les geôliers, ou se perdre et ne jamais parvenir à son destinataire, Dans la lettre qui parviendra miraculeusement a on frère, il lui demande de prévenir son unité pour l'avertir qu'il n'est pas un déserteur et qu'elle entame des recherches dans la zone géographique du cachet postal. La lettre à été envoyé le 30 juin, c'est a dire au 53ème jour de sa captivité. La lettre arrive tardivement à son frère, car entre temps ce dernier avait déménagé. Il la réexpédie immédiatement au régiment pour que l'armée entame des recherches. Ce n'est pourtant que le 12 juillet que son régiment ne prendra connaissance de la lettre. La lettre n'est traduite et analysée que le lendemain. A la même période de rédaction de la lettre, avant le 30 juin, le militaire X a pris une seconde décision : il veut profiter d'une occasion pour s'évader. " Si j'ai la chance de pouvoir m'échapper, le me présenterai avec ma plaque [d'identité militaire] dans un poste militaire ou à la Gendarmerie." On peut tenter d'élaborer des hypothèses quant à son destin. Le militaire X, qui a eu des prélèvements sanguins trop fréquents, n'a pas eu le temps de reconstituer son stock de sang. Il a donc tous les symptômes d'une anémie, qui se caractérise par une grande fatigue, un essoufflement et des vertiges. On peut douter qu'il soit parvenu à échapper à ses geôliers avec un tel état de faiblesse physique. S'il n'a pas été tué au cours de son évasion, on peut penser qu'il a pu décéder après son quatrième prélèvement sanguin, à la suite d'une défaillance cardiaque

(20). Si jamais le légionnaire X a survécu, on peut penser qu'il n'a pas été immédiatement exécuté par ses geôliers à la suite de l'indépendance. En effet, M. Guentari raconte que le 2 juillet 1962 « quatre médecins et trois infirmiers ALN pénètrent dans le centre hospitalier d'Oran. Celui-ci était vide : ni médicament, ni matériel médical, ni personnel paramédical ou de médecin"

(21). L'empressement à occuper l'hôpital européen démontre que les structures médicales du FLN à Oran manquaient cruellement du minimum pour pratiquer des actes de chirurgie lourde. Le 13 juillet, l'armée dispose désormais, avec la lettre de X, d'une preuve sur les pratiques des prélèvements sanguins, alors qu'elle n'avait connaissance auparavant que de rumeurs. Mais le 13 juillet, il est bien trop tard pour agir : les conditions politiques ont changé en Algérie et à Oran. Le 3 juillet, l'Algérie est indépendante. Le 5 juillet des massacres d'Européens ont lieu à Oran. Le général Katz est accusé d'être resté

20-Précision apportée à un médecin à l'auteur 21-M. Guentari, 1994, p. 348. Passif. En juillet, alors que l'Algérie est au bord du chaos Politique, les consignes du général de Gaulle sont strictes: il s'agit pour l'armée d'éviter tout incident et d'empêcher toutes opération pouvant remettre en cause les accords d'Evian du 19 mars. Cependant, le chef de corps de l'unité en question termine son rapport le 13 juillet par les mots suivants : " Tout doit être mis en œuvre pour contraindre l'ALN à rendre ce militaire, ainsi d'ailleurs que les autres prisonniers, ou du moins ceux qui survivent aux prises de sang répétées, dont ils sont l'objet." Le légionnaire X, probablement décédé à cette date-la, avait envisagé dans sa lettre l'impossibilité pour l'armée de venir a son aide. Il écrit donc :" Si l'armée ne peut rien pour moi, au moins qu'ils ne croit pas que je suis un déserteur…."

         
   
 
C O N C L U S I O N
 
         
 

Au début du mois de mai 1962, les rumeurs évoquant les enlèvements d'Européens se multiplient à Oran. Ce n'est que le 14 mai que le général Katz écrit qu'à la suite de l'enquête sur la disparition d'une trentaine d'Européens, il a fait procéder à une quinzaine de perquisitions dans les différents quartiers musulmans, sans que cela donne un résultat. Le 15 mai, la commission mixte française et le FLN demandent de "faire cesser tout enlèvement » et de " rechercher les Européens disparus". Le général Katz "exige d'accompagner l'ALN dans ses recherches, et menace de " boucler tout lieu de détention suspect." Plus tard le 6 juin, le responsable FLN Nemiche, appelé aussi capitaine Bakhti, condamne les enlèvements d'Européens

(22), alors même que le légionnaire X est détenu avec certitude entre le 8 mai et le 30 juin. On peur donc s'interroger sur l'attitude de Si Bakhti pour savoir si elle démontre une ignorance des faits de la part de l'intéressé ou au contraire si elle est la manifestation d'un cruel cynisme ? L'historien algérien F. Soufi nous rapporte la situation du FLN et de l'ALN à Oran après le cessez-le-feu, qui pourrait expliquer les propos du capitaine Bakhti. Oran connaissait une rivalité entre les responsables locaux du FLN et de l'ALN. Le capitaine Bakhti était le responsable de la zone autonome d'Oran, mais en dessous de lui les responsables de la région III de la Ville nouvelle (le quartier musulman central) s'opposait à celui de la région IV de Lamur (les quartiers périphériques musulmans). Profitant de cette rivalité, une troisième zone avait pris son autonomie, celle du Petit-Lac et de Victor Hugo. Enfin s'ajoutait également la présence de la sécurité miliaire de l'ALN venue de la frontière marocaine

(23). Ce dernier groupe était installé principalement

*22-J. MONNERET, 2003, citant l'ouvrage du général Katz, p-265 23-F. SOUFI, " l'histoire face à la mémoire: Oran, le 5 juillet." (P. 133-146) dans A. Oayau-Rosenman et L. Valensi, la guerre d'Algérie dans la mémoire de l'imaginaire, Ed. Bouchène, 2004 Dans le quartier de Medioni, mais aussi en Ville Nouvelle et à Victor Hugo (24). Si le capitaine Bakhti semble ravoir été le conciliateur entre l'ensemble des groupes rivaux du FLN et de l'ALN les empéchants mêmes de s'affronter entre eux. Cependant, il n'est pas parvenu a maitre un terme aux enlèvements et aux détentions arbitraires, comme celui du légionnaire X, dont on peut supposer qu'il était détenu dans le quartier sous la responsabilité de l'ALN à Médioni. La bande du Petit-Lac et de Victor Hugo, jugée responsable des massacres d'Européens du 5 juillet, n'a été du mise hors d'état de nuire par le FLN qu'a partir du 9 juillet, alors même que dès le 5 mai la gendarmerie française possédait des informations sur ses pratiques. Enfin, les membres de la commission mixte pouvaient-ils ignorer qu'un certain nombre d'enlèvements avait pour but de résoudre lez déficits en poches de sang? Ces pratiques nécessitaient une organisation importante du point de vue matériel (des lieux de détention et des laboratoires de transfusion) et en personnel (des kidnappeurs, des geôliers, des conducteurs, des médecins ou infirmiers) qui ne pouvaient échappera la vigilance des responsables FLN de la commission mixte. On peut donc penser que même si le capitaine Bakhti avait une influence politique non négligeable, il ne semblait disposer pour autant d'aucun moyen d'action militaire pour imposer sa volonté aux responsables locaux du FLN et de l'ALN. Du côté du général Katz, la responsabilité est différente, Le général Katz, qui avait concentré tous ses moyens pour contrecarrer les actions de l'OAS, ne voulait en rien contrecarrer le FLN d'Oran qui semblait respecter les accords d'Evian. N'ayant que des rumeurs d'enlèvements, et les perquisitions du 14 mai ayant échoué, il a fait confiance aux responsables FLN de la commission mixte. Il ne prendra aucune mesure pour pousser plus loin l'enquête sur les enlèvements. D'ailleurs, l'attention du général Katz se détourna très rapidement des enlèvements pour se focaliser sur la lutte contre l'OAS, qui, par ses attentats de plus en plus meurtriers, aggrava brusquement les conditions d'insécurité à partir du 20 mai. Si le général Katz avait voulu mettre un frein aux enlèvements, il aurait dû redéployer une partie de ses effectifs pour contrôler les quartiers musulmans et la périphérie rurale. Une telle stratégie de lutte contre les enlèvements se serait faite automatiquement au détriment de la lutte anti-OAS, une des préoccupassions majeures du gouvernement

           
                               

Grégor MATHIAS