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Quarante-cinq années de désert et de solitude se terminent aujourd'hui. Quarante-cinq années de douleur et quelquefois de honte. Honte de ne pas être cru, honte d'avoir survécu à l'horreur sans nom d'une disparition.

 
   
 
     
   
 

2007, Novembre, 25e jour, Dimanche.

Dimanche 25 novembre de l'an 2007. Un soleil de feu s'est levé sur la ville. Perpignan la Catalane s'offre pour quelques heures aux tourments d'espoir de Perpignan la pied-noire, tandis qu'un vent de glace embrase l'âme de Perpignan la Française.
Un vieux rêve, un très vieux rêve, quitte enfin les limbes d'une nuit de quarante-cinq ans, et victorieux de tous les brouillards se pose et se scelle sur ce mur généreux qui l'attendait là. Un deuil de bonheur et de larmes va connaître ici la première seconde de son éternité. Un cœur nouveau va se mettre à battre. Un cœur paisible mais obstiné, forgé dans le bronze de notre volonté et la détermination de ces quelques-uns qui ont agi pour tous. Un cœur désormais indestructible. Nul ne s'y est trompé. Les filles, les fils, les derniers conjoints, frères, amis, parents.

Tous ceux qui le peuvent encore sont venus donner leur force à cette première inhumation aux dimensions de l'Histoire. Trois mots d'ordre inexprimés: dignité, recueillement et larmes. Tous ceux qui n'ont jamais abdiqué ont pris la route en pleine nuit pour converger vers cette ville devenue capitale mondiale de la compassion. Pour se retrouver en elle, qui les accueille, les reçoit et les accepte comme ses enfants. Ils ne se connaissent pas, mais tous se sont reconnus, car ils portent en eux cette marque étrange qui les a faits, pour toujours, différents des êtres ordinaires, témoins de l'indicible et, croyaient-ils, condamnés au silence.
Ils ont eu peur peut-être devant la sourde puissance de cette foule, mais ils ont compris qu'elle était là pour eux. Pour les accompagner et les conduire vers ces plaques de bronze, et ce mur séculaire qui les porte et les portera.

 
 
 
 
     
   
 

Quarante-cinq années de désert et de solitude se terminent aujourd'hui. Quarante-cinq années de douleur et quelquefois de honte. Honte de ne pas être cru, honte d'avoir survécu à l'horreur sans nom d'une disparition. Ils n'ont pas encore vu les plaques alignées. Ils les devinent cachées sous la blancheur de ces derniers voiles qui retiennent encore 2619 noms. Ces noms qui, tout à l'heure, vont enfin pouvoir prendre leur envol vers ce ciel terrestre qui les a toujours ignorés. 2619 cris. 2619 séries de lettres qui vont rendre vie à ceux qui ne devaient pas la perdre. Les plaques! Où sont les plaques ? Mais auparavant il faut écouter les voix, il faut entendre les paroles de ces hommes et de ces femmes. De ceux qui ont tout mis en jeu, qui ont tout risqué de leur existence pour mener à bien cette œuvre dont nul peut-être ne mesure encore la véritable portée. Comment exprimer leur courage et l'étendue de leur désintéressement? Comment nommer cette foi qui les anime, sinon par ce mot magnifique qui, le mieux, définit la grandeur de l'humanité : l'honneur. On peut mourir pour lui, certes, mais il est tout autant grandiose de vivre humblement pour le défendre, et d'agir inlassablement et discrètement pour le servir.


Et puis les voix de l'honneur se sont tues. Et puis au terme d'un long silence, leurs yeux ont vu tomber ces derniers voiles qui dissimulaient et retenaient l'insoutenable puissance de la vérité.
Le bronze est là. Deux longs bras ouverts autour d'un corps central, il semble à la fois sombre et brillant. Tel un large monolithe, il fait face à la foule et à sa ferveur. Il s'adresse à elle en un inexprimable langage. Il lui dit ce qu'elle attend depuis si longtemps, et qu'elle avait presque cessé d'espérer. Il annonce l'avènement du droit et la fin de l'injustice; il énonce la litanie presque sans fin de ces morts qui n'ont jamais pu l'être totalement. Il leur dit qu'il les reçoit en son sein de métal, et que vivants et disparus vont pouvoir s'y retrouver enfin, comme auprès d'un véritable tombeau.

   
       
     
   
 

Ils se sont avancés vers lui. Ils ont marché à pas hésitants vers ce nom, ce seul nom dont ils n'osent croire qu'ils vont enfin le trouver. Le retrouver, et le lire dix fois, mille fois, pour être bien sûr de sa présence. Ils ont marché droit vers lui, en une sorte d'immémoriel rendez-vous, comme s'ils connaissaient sa place, et savaient depuis toujours que l'instant qu'ils étaient en train de vivre n'était que l'ultime reprise d'un songe enfin matérialisé. Tous, ils ont eu un geste étrange et beau. Sans un mot, chacun d'eux a levé la main vers ce nom tant pleuré et tant cherché. D'abord hésitants, les doigts ont effleuré le froid relief. Puis ils se sont appesantis sur la tendre rugosité. Le contact s'est fait pression, puis message. Savaient-ils en toute conscience ce qu'ils étaient en train de faire ? Savaient-ils qu'ils étaient, pour la première fois, en train directement de toucher ce corps de leur parent arraché à l'existence ?
La main touche le nom de métal, car le nom est la clé; et le bronze qui le constitue est en contact intime avec ce mur qui le porte, et dont les fondations s'enfoncent profondément dans le sol. C'est dans ce sol que se trouve l'amorce supérieure des plaques géologiques qui forment l'écorce de la Terre. De ces dalles tectoniques qui, toutes reliées entre elles, passent jusque sous les mers, et relient entre eux tous les continents.

         

L'onde d'appel et d'amour émise par cette main tremblante traverse instantanément tout cela. Elle sait vers où elle se dirige; l'amour ne peut se tromper. Il n'a point besoin d'énergie, juste lui suffit la volonté. Et le nom de bronze est un invincible fil conducteur. En une fraction de seconde, il trouve loin d'ici, en la terre bien sèche de notre pays natal, le lieu précis, ce terrible lieu, enfer parmi les enfers, où repose la dépouille perdue. Par-dessus quelques milliers de kilomètres et malgré eux, la main le reconnaît et le touche enfin...
Ainsi à Perpignan, ce ne sont pas de simples signes gravés dans le métal que l'on peut maintenant effleurer, mais les corps perdus de ceux que l'on n'aurait jamais dû perdre ainsi. Spontanément, l'un après l'autre et jusqu'au soir, comme si ces milliers de martyrs vivants s'étaient donné le mot, ils viennent, tendent la main, et pleurent en touchant au-delà des lettres serrées, les restes de celui auquel ils n'ont jamais cessé de penser. Cette communion sacrée clôt le temps de la douleur muette, et ouvre celui de l'apaisement du deuil et de la justice à leur rendre. Merci à tous ceux qui ont œuvré pour rendre possible cette journée. L'esprit du grand Brassens va pour eux, je le pense, ajouter une petite strophe à son immortel Auvergnat.
Le Mémorial des Disparus existe. Il vous attend. Il est à Perpignan. Merci à cette ville. Honneur à son maire courageux et à son inflexible détermination.
Honneur au Cercle algérianiste des Pyrénées-Orientales.

Gérard Rosenzweig

 
 
 
         
 

Le mur des disparus se trouve au jardin mère Antigo
Près de l’ancien couvent Ste Claire de la passion
- rue Derroja -  Perpignan (66)

 
Voir aussi le diaporama de l'inauguration du mur des disparus