Hacène Arfi, fils de harki

 
     
 
       
     

En Algérie, il a vu son père, supplétif de l'armée française, se faire poignarder. Une fois en France, il a découvert la honte et les brimades d'un pays peu reconnaissant. D'autres ont craqué. Lui ne désarme pas: il a créé une association pour soutenir les vieux harkis.

"Ils l'ont frappé! - Dharbooouuuh!" Souvent, la nuit, Hacène Arfi se réveille en sursaut, avec, dans la tête, toujours ce hurlement qui le laisse hagard, les doigts gourds et le front en sueur. Ce fils de harki voit, dans la fournaise de l'été 1961, un petit garçon de 4 ans au burnous trop ample, qui lance des cailloux sur une boîte de conserve rouillée. Il attend son père, réquisitionné le soir par le FLN pour détruire des routes et des poteaux électriques, et mobilisé à l'aube par l'armée pour réparer ces mêmes routes et ces mêmes poteaux. "Dharbouh!" hurle soudain une horde de gamins. Horrifié, Hacène se raidit: devant une rangée de platanes, son père gît dans une mare de sang alors qu'un fellagha l'atteint d'un quinzième coup de couteau, lui tailladant la joue.

 
 
     
 

Hoquets de l'Histoire, ces scènes d'atrocités quotidiennes, toujours d'actualité, hantent ses insomnies. Si son père a survécu, Hacène a dans les yeux la fièvre inextinguible de ces écorchés vifs que le suicide n'effraie pas, que rien, pas même la mort, n'épouvante. A 40 ans, plutôt que de fuir, cet ancien forestier de Salon-de-Provence a préféré monter à Saint-Laurent-des-Arbres (Gard) l'association Coordination harka, pour s'occuper des vieux harkis criblés de dettes et des jeunes frappés à 80% par le chômage.
Trente-cinq ans après, il sent encore sur sa peau les racines qui lui griffaient le visage pendant l'été 1962, quand, alors qu'il était caché dans le trou où son grand-père stockait le grain, sa mère lui plaquait la main sur la bouche. Il sent l'odeur des cadavres de harkis en putréfaction, exposés dans des cages de bois sur la place du village, supplétifs de l'armée française désarmés par leurs frères d'armes et livrés aux ennemis d'hier, torturés, égorgés, émasculés, brûlés vifs, massacrés après les accords d'Evian - ce 19 mars qu'Hacène exècre tant. Face à cette barbarie, sa mère fuit vers le camp où son père blessé a trouvé refuge. 20 kilomètres de marche à travers les oueds et les douars, où la mère ordonne aux quatre enfants terrorisés de chanter et de danser dans les rues en liesse. A mi-chemin, ils devaient rejoindre une famille. "Ma mère a ouvert la porte, raconte-t-il, et j'ai trébuché sur un chien à la gorge béante. Sur la table en bois gisait un enfant égorgé dont la tête balançait dans le vide. Ma mère m'a repoussé derrière sa robe. Trop tard."

Rapatriée en novembre à Rivesaltes, la famille Arfi passe l'hiver sous une tente. Enceinte, transie de froid, sa mère accouche d'un enfant mort-né qu'un soldat enterre dans la nature. Le transit s'éternise, et, en 1965, ils rejoignent un ancien camp de prisonniers allemands, Saint-Maurice-l'Ardoise (Gard). Des miradors, des barbelés, un couvre-feu à 22 heures, une école à plan en forme de croix gammée, une administration qui vend aux pauvres hères les vêtements de la Croix-Rouge, des préfabriqués en tôle ondulée, sans commodités, sans chauffage, insalubres et grouillants de cafards; des douches publiques et payantes, voilà ce que le gouvernement proposait aux 700 familles de valeureux spahis. "Les camps, c'étaient des asiles psychiatriques. Sauf qu'il y avait des enfants dedans." Un jour, le voisin des Arfi demande à Hacène de lui écrire un courrier pour le bled: il veut demander à sa femme, abandonnée lors du départ, de se remarier. Trois jours plus tard, il se tire une balle dans la tête. Un autre harki, devenu fou, réveillait sa femme et ses enfants tous les matins à 5 heures pour les mettre au garde-à-vous sur la place. Un matin, pas un ne s'est levé. Avant de se donner la mort, le père les avait tués à la chevrotine. En 1971, un enfant meurt en tombant d'un mirador. L'armée les détruit enfin. "A l'école, les profs violents, sadiques, ceux dont personne ne voulait, punissaient les élèves en leur envoyant du courant électrique sur la plante des pieds et en les faisant marcher à quatre pattes, nus, devant toute la classe. Toute une génération a été volontairement massacrée." Un jour, l'instituteur lança une gomme sur un élève. Il lui creva l'?il. Les plus âgés partent apprendre un métier manuel au Centre - "en réalité une maison de correction". A 11 ans, Hacène creuse sous les barbelés et s'enfuit trois jours. "Quand je suis rentré, je croyais être allé en Belgique. En fait, j'avais dormi à 100 mètres du camp."

En mai 1976, au bout d'un an de grèves et d'émeutes, l'armée décide de fermer Saint-Maurice et de détruire toute trace du passage des harkis. Encore un déracinement? Les Arfi s'accrochent à leur terre. Les soldats coupent l'eau, l'électricité, et bouchent le puits. Le père marche huit kilomètres pour chercher de l'eau. Le linge moisit dans la machine. Et le quinzième enfant vient au monde. Exsangue, la famille cède en novembre.

Du camp il ne reste plus qu'un terrain vague aux pins tortueux. Hacène est devenu un adolescent qui boit et se bat du matin au soir dans les bars de Miramas. Longtemps, il ne comprend pas le mal-être qui l'habite: "Même en enfer, un enfant s'amuse. Et, hors du camp, j'étais comme un Indien sorti d'une réserve et jeté au centre-ville." C'est en décrochant un travail de forestier, à 22 ans, qu'il prend conscience, en se socialisant, de l'horreur vécue. Puis du tabou et de la mauvaise conscience qui entourent ce pan peu connu de l'Histoire. Alors, révolté, Hacène distribue rituellement des tracts tous les 19 mars, pour attirer l'attention sur ce drame. Il veut récupérer le camp pour en faire le musée de la mémoire harkie. Quand, en 1990, il apprend que l'armée souhaite céder Saint-Maurice à France Plus pour un franc symbolique, l'homme acculé n'accepte pas cette humiliation supplémentaire. En treillis et en rangers, il prend d'assaut la préfecture de Marseille avec trois grenades factices. Deux heures après, la police le relâche. En 1991, sidéré, il lit dans la presse qu'une partie des fonds destinés aux harkis a été détournée. Dès lors, son malheur se transforme en rage. Il emprunte un 38-tonnes bourré de stères de bois et défonce l'agence nîmoise du Midi libre. En juillet, à Carcassonne, il attaque une société impliquée dans les détournements, la proclame ambassade harkie et délivre des cartes d'identité.

Aujourd'hui, père de deux fillettes, après avoir perdu deux frères, Hacène dépose tous les ans à Saint-Maurice une plaque en hommage aux 150 000 harkis massacrés après 1962, aux 30 000 abandonnés dans les "camps de la honte". Tendu, le regard tourné sur son enfer intime, il espère qu'un jour la France reconnaîtra sa responsabilité dans ce drame. L'an passé, son frère lui avait murmuré: "Je ne leur pardonnerai jamais ce qu'ils nous ont fait." Avant de se précipiter sous les roues d'une voiture.
Dalila Kerchouche

       
 

Bio express 18 mai 1957 Naissance à L'Arba, en Algérie.

Eté 1961 Son père reçoit 15 coups de couteau. 19 mars 1962 Signature des accords d'Evian, cessez-le-feu et début du massacre des harkis. 1975 Révolte du camp de Saint-Maurice. Novembre 1976 La famille Arfi est la dernière à quitter le camp. 1986 Premières mesures en faveur des harkis. 1990 Il prend d'assaut la préfecture de Marseille. 1991 Les fils de harkis se révoltent. Il monte la Coordination harka. 11 novembre 1996 Cérémonie à la mémoire des victimes d'Afrique du Nord, mortes entre 1952 et 1962, et premier pas vers une reconnaissance.