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50e anniversaire du prix Nobel de littérature décerné à Camus en décembre 1957
 

Les Rapatriés d'Algérie retrouvent

   

Albert Camus après une longue séparation, faite d’incompréhensions sur son attitude pendant la guerre d’Algérie.
Le colloque de Cassis clarifie sa position sur son appartenance à la communauté des Rapatriés d’Algérie, sans faille dans ses propos et ses interventions successives.
Cela rassure après la  prise de position de sa famille, envers les compatriotes d’Albert Camus disparus entre 1954 et 1963, un profond mépris pour les victimes.

   

L'hommage à Albert Camus a fait salle comble
au centre culturel de CASSIS


Si certains écrivains du XXe siècle, tels Sartre, sont aujourd'hui un peu au creux de la vague, ce n'est certes pas le cas d'Albert Camus qui a fait salle comble, samedi 12 janvier 2008 au centre culturel, à l'occasion du colloque organisé par le Cercle algérianiste de Marseille pour commémorer le 50e anniversaire du prix Nobel de littérature décerné à Camus en décembre 1957, deux ans et quelques jours avant sa mort accidentelle, le 4 janvier 1960.

Albert Camus
   
   
               
"Avec les différents intervenants, nous avons souhaité faire une relecture, non seulement des œuvres, mais surtout de l'homme Camus, pour essayer de mettre en lumière les dimensions peu connues du personnage
" a expliqué le professeur Jean-François Mattéi, auteur d'un ouvrage intitulé "Albert Camus et la philosophie". Au cours de cette journée, de nombreuses facettes du personnage et de son œuvre ont été évoquées : sa vie à Paris et la haine dont le poursuivit la coterie sartrienne, sa dimension
 
 
poétique, l'exaltation de la culture méditerranéenne et du monde hellénistique, le thème récurrent de l'enfance, sa vision cosmique et tellurique du monde, le thème de la fidélité... " Nous nous réjouissons du succès que cette rencontre a rencontré auprès du public et nous espérons qu'elle aura permis à beaucoup de gens de redécouvrir Camus et l'envie de le lire, au-delà de l'image d'Épinal ", ont souligné Jean-François Mattéi et Jean-Louis Hueber, président du Cercle algérianiste de Marseille, à l'issue de la table ronde qui a conclu les travaux du colloque.
Claude Rivière.In La Provence
   
               
Discours de Albert Camus
au banquet du Nobel
City Hall Stockholm, 10 décembre 1957

Sire, Madame, Altesses Royales, Mesdames, Messieurs,

En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m'a pas été possible d'apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d'une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l'amitié, n'aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d'un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d'une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l'heure où, en Europe, d'autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ?

J'ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m'a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et, puisque je ne pouvais m'égaler à lui en m'appuyant sur mes seuls mérites, je n'ai rien trouvé d'autre pour m'aider que ce qui m'a soutenu tout au long de ma vie, et dans les circonstances les plus contraires : l'idée que je me fais de mon art et du rôle de l'écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d'amitié, je vous dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est cette idée.

Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l'artiste à ne pas se séparer ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et s'ils ont un parti à prendre en ce monde ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel.

Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d'hommes ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'il consent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écrivain de l'exil chaque fois, du moins, qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l'art.

Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation. Mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression.

Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi : par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m'obligeait particulièrement à porter, tel que j'étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment où s'installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui furent confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, à l'Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd'hui élever leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimistes. Et je suis même d'avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l'époque. Mais il reste que la plupart d'entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire.

 
Discours de présentation par Anders Österling, secrétaire permanent de l'académie suédoise.

La littérature française n'est géographiquement plus liée aux frontières de la France en Europe. À bien des égards elle rappelle un jardin, noble et irremplaçable, qui une fois cultivée en dehors de son territoire maintient toujours son caractère distinctif, bien que la tradition et la variation l'influencent alternativement. Le Prix Nobel de cette année, Albert Camus, est un exemple de cette évolution. Né dans une petite ville en Algérie Française, Montovi, il est revenu à ce milieu afrique du nord pour trouver la source de toutes les influences de détermination qui ont marqué son enfance et jeunesse. Même aujourd'hui, l'homme Camus se rend compte de ce grand territoire d'outre-mer français, et l'auteur est heureux de rappeler souvent.

D'une origine de quasi-prolétaire, Camus l'a trouvé nécessaire d'obtenir en avant dans la vie sur ses propres ; un étudiant misérable, il a travaillé à toutes les sortes de travaux pour répondre à ses besoins. Il était d’une instruction laborieuse, mais dans la diversité de son enseignement, n'étaient certainement pas inutiles au réaliste qu'il devait devenir. Au cours de ses années d'étude, qu'il a passées à l'université d'Alger, il a appartenu à un cercle des intellectuels qui plus tard sont venus pour jouer un rôle important dans la vie de l'Algérie. Ses premiers livres ont été édités par une maison d'édition locale à Alger, mais à l'âge de vingt-cinq il a rejoint la France pour etre un journaliste et consolider sa réputation dans la métropole et devenant un auteur de premier rang, prématurément après les années de guerre.

Même dans ses premières écritures Camus indique une attitude spirituelle qui était née des contradictions pointues chez lui entre la conscience de la vie terrestre et la conscience passionnante de la réalité de la mort. C'est plus que le fatalisme méditerranéen typique dont l'origine est la certitude que la splendeur ensoleillée du monde est seulement une limite fugitive.
Camus représente également le mouvement philosophique appelé Existentialisme, qui caractérise la situation de l'homme dans l'univers en lui refusant toute la signification personnelle, voyant dans lui seulement l'absurdité. Le terme « absurde » se produit souvent dans les écritures de Camus, de sorte qu'on puisse l'appeler un leitmotiv dans son travail, développé dans toutes ses conséquences morales logiques aux niveaux de la liberté, responsabilité, et l'angoisse qui en dérive.
Le mythe grec de Sisyphe, qui roule éternellement sa roche jusqu'au dessus de montagne à partir duquel il roule perpétuellement vers le bas encore, devient, dans un des essais de Camus, un symbole laconique de la vie humaine. Mais Sisyphe, comme Camus l'interprète, est heureux dans la profondeur de son âme, pour seule la tentative le satisfait. Pour Camus, la chose essentielle n'est plus de savoir si la vie vaut de vivre mais on doit vivre il, parle des douleurs de la nécessité.

Cette présentation courte ne me permet pas d'insister plus longtemps sur le développement intellectuel toujours fascinant de Camus. Il est plus intéressant de se rapporter aux travaux dans lesquels, son art avec la pureté classique complète du modèle et de la concentration intense, il a incarné ces problèmes d'une telle mode que les caractères et l'action font à ses idées de phase avant nous, sans commentaire par l'auteur. C'est ce qui fait L'Étranger (l'étranger), 1942, célèbre. Le caractère principal, un employé d'un service gouvernemental, tue un Arabe suivant une chaîne des événements absurdes ; puis, indifférent à son destin, il antend que la condamnation à la mort. Au dernier moment, cependant, il se rassemble et émerge d'une passivité encadrant à la torpeur. DansLa Peste (la peste), 1947, un roman symbolique d'une plus grande portée, les caractères principaux sont docteur Rieux et son aide, qui combattent héroïquement la peste qui est descendue sur une ville Algérie Oran. Dans son objectivité calme et exacte, ce récit d'une façon convaincante réaliste reflète des expériences de la vie pendant la résistance, et Camus exalte la révolte que le mal de conquête réveille au coeur de l'homme intensément démissionné et désillusionné.

Tout à fait récemment Camus nous a donné le histoire-monologue très remarquable, descendeur de La (l'automne), 1956, un travail montrant la même maîtrise de l'art de la fabulation. Un avocat français, qui examine sa conscience dans une barre des marins à Amsterdam, dessine son propre portrait, un miroir en lequel ses contemporains peuvent également s'identifier. En ces pages on peut voir Tartuffe serrer la main au Misanthrope au nom de cette science du coeur humain auquel la France classique a excelé. L'ironie caustique, utilisée par un auteur agressif hanté avec la vérité, devient une arme contre l'hypocrisie universelle. On peut se demander, naturellement, où Camus se dirige par son insistance sur un sens de Kierkegaardian de la culpabilité dont l'abîme sans fond est omniprésent, parce que on a toujours le sentiment que l'auteur a atteint un tournant dans son développement.

Personnellement Camus s'est déplacé bien au-delà du nihilisme. Ses méditations sérieuses et austères sur le devoir de reconstituer sans sursis cela qui a été ravagé, et de rendre la justice possible dans un monde injuste, lui font plutôt un humaniste qui n'a pas oublié le culte de la proportion grecque et la beauté comme ils ont été par le passé indiqués à lui dans la lumière d'été d'éblouissement sur le rivage méditerranéen chez Tipasa.

L'Active et fortement créateur, Camus est au centre de l'intérêt pour le monde littéraire, même en dehors de de la France. Inspiré par un enclenchement moral authentique, il se consacre avec tout son être aux grandes questions fondamentales de la vie, et certainement cette aspiration correspond à l'extrémité idéaliste pour laquelle le prix Nobel a été établi. Derrière son affirmation incessante de l'absurdité de l'état humain n'est aucun négativisme stérile. Cette vue des choses est complétée dans lui par un impératif puissant, néanmoins, un appel à la volonté qui incite de révolter contre l'absurdité et qui, pour cette raison, crée une valeur.

   
         

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l'occasion, sait mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C'est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire.

Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autres titres que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, sans cesse partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu'il essaie obstinément d'édifier dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain, dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la vie libre où j'ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m'aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent, dans le monde, la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.

Ramené ainsi à ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.